Honoré de Balzac
ÉTUDES DE MOEURS AU XIXe SIÈCLE
scènes de la vie privée ;* tomes III et IV.
[ Extrait du *Magazine Français/Nouvelle Bibliothèque des Romans,* tome V,
(=*Nouvelle Bibliothèque des Romans*, 1833 et 1834, Tome troisième), Crapelet
(Fournier), 1834, p. 254-266. Orthographe du texte.
Les mots entre deux '*' sont en caractères italiques dans l'imprimé.
Les mots entre deux '|' sont en exposants dans l'imprimé.
Les mots entre deux '' sont en petites majuscules dans l'imprimé. ]
Quoique nous l'ayons dit à chaque publication de cet ouvrage, comme ces
publications ne paraissent que de loin en loin, il faut le répéter toutes les
fois qu'il en paraît une nouvelle : les *Études de moeurs au XIXe siècle* sont
un recueil des productions que M. de Balzac a déjà fait insérer, à diverses
époques, dans diverses *Revues* ou recueils périodiques ; mais seulement, des
deux volumes dont se compose chaque livraison de cette collection, l'un est
consacré aux *nouvelles* anciennes, l'autre renferme un roman inédit ; le
vieux fait passer le neuf, ou le neuf fait passer le vieux, selon que l'auteur
a été, naguère ou maintenant, plus ou moins en verve. La livraison où s'est
trouvée *Eugénie Grandet* a servi de passeport à *Ferragus* et à *l'Histoire
des Treize dévorans.* Aujourd'hui, c'est *la Recherche de l'absolu* qui doit
servir de manteau ou de garde d'honneur à des nouvelles que déjà le public
connaît ou peut connaître, puisque chacune de ces nouvelles a vu le jour en
1831-32, ou 33. Précédemment, M. de Balzac avait fait deux grandes divisions
de ses *Études de Moeurs au XIXe siècle* : l'une, *Scènes de la vie de
Paris ;* l'autre : *Scènes de la vie de Province.* Il semble qu'il a renoncé à
cette classification ; du moins, les deux volumes que nous avons sous les yeux
ne font mention ni de l'une ni de l'autre, et sont réunis sous le titre de
*Scènes de la vie privée.* C'est donc uniquement de la *Recherche de l'absolu*
que nous avons à occuper nos lecteurs, puisque cette nouvelle, ou ce roman,
est le seul ouvrage nouveau de la livraison actuelle.
L'action se passe dans la Flandre française, à Douai, et comprend une
période de dix-neuf années, depuis 1812 jusqu'à 1831. L'origine de la famille
Claës, quoique bourgeoise, avait une antiquité nobiliaire toute respectable.
Elle remontait, d'une part, à une branche espagnole, les Molina de Nourho,
dans le royaume de Léon ; et d'autre part, à Claës, échevin de la ville de
Gand, lors de la révolte des Gantois contre Charles-Quint, et qui perdit la
tête à la suite de cette révolte, suscitée pour la liberté, c'est-à-dire pour
les priviléges de la ville et des corporations que l'empereur voulait en
dépouiller. Dans les villes libres de la vieille Flandre, les bourgeois
pourvus des fonctions municipales constituaient une sorte de corps de noblesse
qui s'alliait ou entre elle ou avec les familles les plus nobles des autres
provinces, et si les titres de féodalité leur manquaient, un juste orgueil et
des écussons ne leur manquaient du moins pas. Telle était la position des
Van-Claës, mi-Espagnols et mi-Flamands, lorsque, dans le XVI|e| siècle, le
chef de cette famille fut décapité pour un fait qui, loin d'emporter
l'infamie, rehaussait singulièrement la puissance et la gloire de cette
maison. Van-Claës, en politique habile, en chef de famille prévoyant, et en
négociant consommé, avait soustrait toute sa fortune pécuniaire et mobilière
aux confiscations qui pouvaient suivre son supplice. Toutes ses richesses, et
elles étaient considérables, avaient été envoyées à Douai, où la famille
s'était établie de nouveau, et avait ajouté par de nouveaux bénéfices et de
nouvelles acquisitions aux biens de leurs ancêtres ; tellement, qu'au
commencement du XIX|e| siècle, elle possédait environ quatre millions en
propriétés de toute nature. Ce n'était pas seulement de numéraire, bois,
fermes et maisons que se composait cette fortune, partie intégrante du drame
de M. de Balzac, c'était aussi de richesses intérieures et domestiques. Les
moeurs flamandes s'étaient conservées et perpétuées dans les Van-Claës, mais
les moeurs élevées et aristocratiques. Les plus beaux tableaux de toutes les
écoles y formaient une galerie magnifique ; toutes les curiosités que le
commerce avec la Chine avait pu rapporter de ce pays et qui ont tant de prix
dans notre Europe, foisonnaient dans les parloirs et dans les chambres ; les
diamans et les dentelles héréditaires n'étaient pas moins abondans, et la
vaisselle d'argent des Van-Claës était citée comme la plus nombreuse et la
plus belle, dans un pays où la vaisselle est un objet de recherche et de luxe.
Enfin, ils possédaient un inestimable ouvrage d'artiste. Le parloir principal
était garni d'une boiserie sculptée par le célèbre Van-Huysium, dont les
moindres morceaux sont aujourd'hui payés au poids de l'or. On disait que le
vieux Van-Claës, qui avait fait faire son portrait par le Titien, aurait pu,
lors de sa condamnation, racheter sa vie et sa liberté, en abandonnant le
chef-d'oeuvre de la sculpture et de l'amitié au capitaine chargé de sa garde
et de son exécution ; mais l'échevin-tisserand avait déjà dirigé sur Douai
cette boiserie qui décorait maintenant le salon de son arrière-petit-fils.
Cette accumulation séculaire de richesses uniques dans la même famille, était
devenue un sujet d'orgueil pour les Douaisiens, qui n'en parlaient qu'avec
respect et qui citaient *la maison Claës* comme le Muséum, le Versailles, et
le château seigneurial de la ville. *La maison Claës !* c'était tout dire,
sous le rapport de la richesse, de l'antiquité, de la vénération et de la
vertu.
Car les moeurs de cette famille ne s'étaient pas moins conservées nobles et
pures que les richesses grandes et irréprochables. Presque toujours, les gens
de cette maison s'étaient alliés entre eux avec mélange de la branche
espagnole, laquelle, aidée par les secours de la branche flamande, avait
trouvé le moyen de rétablir sa fortune de caste en Espagne, où elle tenait un
rang prépondérant. Toute cette succession de probité commerciale, de noblesse
héraldique et bourgeoise, de richesses foncières, aristocratiques et
patrimoniales, avaient fini, pour la lignée flamande, par se concentrer entre
les mains de M. Balthazar Claës de Molina-Nouhro qui, en 1783, était à la fois
le plus beau, le plus instruit et le meilleur des jeunes gens de la Flandre.
Pour compléter son éducation et de science et de monde, il était alors venu à
Paris, où, bien accueilli de madame d'Egmont, du prince d'Arembeerg, de
l'ambassadeur d'Espagne, du comte de Horn, et de tous les Français distingués
originaires de la Belgique, il avait fréquenté aussi toute la société
philosophique du temps et s'était attaché surtout à Lavoisier, que sa mort
funeste a rendu plus célèbre comme chimiste que comme fermier-général opulent.
Balthazar Claës s'abandonnait avec passion à l'étude de la chimie, sans cesser
de polir ses manières dans la haute et la meilleure compagnie, lorsque la mort
de son père et de sa mère le rappela en Flandre. Après un certain temps donné
à la douleur filiale et au soin de son immense fortune, il songea à se marier.
Son choix tomba sur mademoiselle Joséphine de Temninck, d'une des plus grandes
familles de Bruxelles. Mademoiselle de Temninck avait vingt-cinq ans ; elle
boitait un peu, et la grosseur de l'une de ses épaules la faisait, avec
quelque raison, passer pour bossue. Elle avait déclaré qu'elle ne voulait
point se marier, et elle avait renoncé à l'opulente succession de ses grands
parens pour assurer le rang et la position de son frère récemment devenu duc
de Casa-Réal. Mais, malgré ces désavantages, mademoiselle de Temninck avait un
beau visage, les plus belles mains du monde, et, ce qui valait mieux que tout
encore, la plus belle âme et les plus belles qualités du coeur et de l'esprit,
jointes à une piété toute catholique, aussi profonde qu'éclairée et soutenue
dans tous ses actes. On ne peut pas être médiocrement amoureux d'une femme
pareille, et Balthazar Claës en fut éperduement épris. Joséphine avait
renfermé en elle tous les sentimens que lui inspirait la recherche de l'homme,
à tous égards, le plus parfait de la Belgique ; elle craignait que, malgré la
solidité du caractère de Balthazar, sa passion ne fût un caprice, dont elle
deviendrait la victime avant ou après le mariage, si elle se laissait aller à
tous les mouvemens qu'elle éprouvait, elle, dont l'âge, le bon esprit et le
miroir avaient pour jamais éloigné toute idée de mariage. Elle mit à une
longue épreuve, l'amour et la constance de Balthazar, qui en sortit
triomphant, et enfin, en 1795, elle épousa Balthazar, ne lui apportant alors
pour dot que quelques tableaux de Murillo et de Velasquez, les diamans de sa
mère et les magnifiques présens que lui envoya son frère le duc de Casa-Réal.
Balthazar emmena sa femme à Douai ; *la maison Claës* fut un paradis sur la
terre. Rien n'égalait la noble et profonde tendresse des deux époux, si ce
n'est le grand et charitable usage qu'ils faisaient de leur immense fortune,
laquelle s'accroissait encore chaque année par l'impossibilité de la dépenser
tout entière et par l'excellente gestion de l'époux à l'extérieur et de
l'épouse à l'intérieur. Quatre enfans vinrent successivement montrer la
bénédiction du ciel sur cette maison patriarcale. Deux filles et deux garçons,
le dernier, né en 1809, Marguerite, Félicie, Gabriel et Lucien, furent élevés
sous les yeux de leurs parens nageant, avec une sage entente des choses de la
vie, au milieu d'une opulence inouïe, d'une domesticité nombreuse et de tous
les avantages dont leurs parens jouissaient avec une parfaite modération. Le
frère de madame Balthazar vint à mourir, et la loi espagnole ne lui permettant
pas à sa soeur de lui succéder dans les domaines inféodés, elle en reçut
pourtant soixante mille ducats, avec lesquels *la maison Claës* acheta, aux
environs de Douai, une forêt considérable et abandonnée, dont le temps devait
doubler et tripler la valeur ; de sorte que ce mariage qui, dans l'origine,
semblait une espèce de folie de la part de Balthazar, était devenu, pour lui,
la source de toutes les prospérités.
Il en jouissait comme il faut, au surplus. Toute la beauté de sa personne
était rehaussée par le soin sans prétention qu'il y apportait ; toutes ses
études, son instruction et ses talens étaient mis à profit pour embellir son
existence domestique. Possesseur de la plus belle galerie de tableaux et des
plus beaux plans de tulipes que la Flandre et la Hollande lui enviaient sans
que jamais l'idée lui fût venue de se séparer d'une seule de ces richesses,
qu'il augmentait encore, c'était par une noble hospitalité habituelle, par
quelques brillantes fêtes annuelles, que se déployait sa magnificence sans
orgueil ; et tout son bonheur était concentré auprès de ses enfans et de sa
femme, qu'il adorait toujours, tandis qu'elle, comme on le pense bien, avait
pour le génie, le caractère et les vertus de son époux, un amour et une
vénération que venaient encore fortifier sa nature et sa piété espagnoles,
jointes aux moeurs soumises des femmes flamandes. Tous les habitans de Douai
ne parlaient du bonheur et du mérite de la famille Claës qu'avec respect et
orgueil. Deux d'entre eux seulement étaient dans la familiarité de cette
famille : l'un, M. de Solis, parent de madame Van-Claës, son confesseur et son
directeur, ecclésiastique riche, entièrement retiré du mouvement social, d'une
sainteté parfaite, élevant auprès de lui son neveu Emmanuel ; l'autre, M.
Pierquin, parent très éloigné de M. Van-Claës, homme de vingt-six ans environ,
qui était devenu notaire à Douai et qui, à ce titre, faisait les affaires de
la famille.
Cette félicité de quinze ans, non démentie un instant et fondée sur la
vertu, semblait devoir être à tout jamais durable. Cependant, depuis un an ou
deux, tout était changé dans l'intérieur de la maison ; Balthazar ne passait
plus auprès de sa femme et de ses enfans tous les momens qu'il leur consacrait
jadis ; son esprit, sa gaîté, ses ouvertures de coeur, avaient disparu ; il
n'était plus l'amant de sa femme, tout au plus en était-il l'époux. Déjà deux
fois l'anniversaire de leur mariage était revenu et passé sans la fête
solennelle qui jusque-là l'avait toujours célébré. M. Van-Claës ne songeait
plus à ses tulipes, il ne s'arrêtait plus à ses tableaux ; ses lectures et ses
occupations habituelles étaient abandonnées ; une saison s'était écoulée sans
que sa famille allât la passer dans la délicieuse maison de campagne qu'elle
possédait non loin de la ville. M. Claës paraissait absorbé dans une
préoccupation constante ; il était distrait et rêveur, ne répondait que
rarement et vaguement aux questions qu'on lui adressait ; sa toilette était de
plus en plus négligée, tout lui semblait indifférent, et enfin le notaire
Pierquin se crut obligé de venir dire en confidence à *sa cousine* Balthazar
que déjà les biens de son mari étaient hypothéqués pour trois cent mille
francs, et que toute la ville était inquiète et consternée de la voie dans
laquelle la maison Claës était engagée.
On pense bien que Joséphine avait été la première à remarquer le changement
qui s'était opéré dans les manières de son mari ; elle, habituée à être tout
dans la vie de Balthazar, et méfiante toujours dans les infirmités dont elle
était affligée et qui pouvaient plus tôt ou plus tard lui enlever la tendresse
de son époux : l'inquiétude dévorait son âme. Elle avait toujours régné sans
rivale, et Balthazar n'avait jamais eu d'autre passion que Joséphine, à
laquelle tous ses instans étaient consacrés. Maintenant, il restait enfermé
depuis le matin jusqu'au soir dans un grenier de sa maison, et bien souvent
encore il y passait une partie de la nuit, avec son valet de chambre
Lemulquinier, vieux et laid domestique que ses camarades ne pouvaient souffrir
à cause de la confiance que M. Claës avait en lui, et des économies
considérables qu'il avait trouvé le moyen de faire dans la maison, où il ne
prenait plus aucune part dans les travaux journaliers, affectant, au
contraire, de se faire servir par les autres domestiques et de se renfermer
dans son égoïsme et dans ses conférences avec son maître.
L'inquiétude de madame Claës allait jusqu'au désespoir, et quand le notaire
Pierquin vint lui annoncer que tous les biens de son mari étaient hypothéqués
pour des sommes considérables, cette inquiétude et ce désespoir prirent une
tournure plus grave encore. Ils s'aggravèrent de nouveau lorsque, par suite
des renseignemens que Pierquin se procura, elle découvrit une facture de cent
mille francs dus à MM. Protez et Chiffreville, fabricans de produits chimiques
à Paris. Une seule fois, Pierquin avait essayé de parler à son cousin avec
tous les ménagemens exigés vis-à-vis d'un homme si justement considéré, d'une
situation si étrange, et M. Claës lui avait répondu, une fois pour toutes,
qu'il travaillait à la gloire et à la fortune de sa famille.
Si Balthazar eût été un sot, un prodigue, un débauché, le chagrin de madame
Claës aurait pris une autre tournure et d'autres espérances ; mais son mari si
spirituel, si plein de génie, de bon sens, de bons sentimens, n'avait pu
s'enfoncer dans une telle voie que par des motifs d'une haute portée. L'amour
et le respect de Joséphine pour M. Claës, et les habitudes de déférence et de
timidité qu'elle avait contractées envers lui, ne lui permettaient pas d'oser
lui parler et de violer ni le silence que gardait son mari sur ses projets et
ses dépenses, ni, encore bien moins, la retraite où il se tenait constamment
renfermé, et de laquelle madame Claës voyait s'échapper des torrens de fumée.
Judicieuse et d'un esprit élevé, madame Claës, qui possédait quelques talens
de femme, n'avait reçu cependant aucune instruction et n'avait nulle idée des
sciences que Balthazar, au contraire, avait cultivées toujours avec soin et
succès. Retenue par la crainte, et voyant, d'un autre côté, son mari si
tranquille et si plein d'un bonheur auquel elle s'était juré à elle-même de
tout sacrifier, madame Claës resta donc dans le silence. Elle préféra
s'imposer quelques sacrifices ignorés plutôt que de risquer de troubler la
paix qui régnait dans sa maison. Depuis six mois, Balthazar ne lui donnait
plus d'argent pour les dépenses domestiques. Joséphine fit vendre secrètement
à Paris ses diamans pour pourvoir à tout sans rien demander à son mari. Elle
renvoya la gouvernante de ses filles et la nourrice de son dernier enfant ;
elle mit bas, chevaux et voitures, sous prétexte, pour la ville, qu'ils lui
étaient devenus inutiles et que s'occupant déjà de faire faire un grand
mariage à sa fille aînée, Marguerite, elle devait apporter de l'économie
partout. M. Claës ne s'apercevait de rien ; le soin de sa femme à lui dérober
la gêne de sa maison et les ressources qu'elle s'étaient procurées, le
laissaient dans une illusion complète, entretenue d'ailleurs par sa
préoccupation continuelle et dirigée sur des objets bien différens.
Mais pourtant les choses empirèrent ; les revenus des biens hypothéqués ne
suffisaient plus à payer les intérêts ; une nouvelle livraison de MM. Protez
et Chiffreville, s'élevant à trente mille francs, était arrivée et devait être
acquittée. Il ne restait plus à engager que la maison et le mobilier de la
ville. Madame Claës, après mille combats, se décida à surmonter ses
répugnances et ses craintes, et à avoir un entretien avec son mari. Elle se
trouvait d'autant plus fondée à exiger cette conférence que, par un héroïque
effort d'amour conjugal, et afin d'être toujours de moitié dans les idées et
les occupations de son mari, elle s'était mise depuis quatre mois à lire et à
étudier tous les livres de chimie pour pouvoir suivre et comprendre ce que lui
dirait Balthazar sur ce sujet, dont elle le voyait si préoccupé. M. Claës ne
déclina pas la confidence que sa femme lui demandait ; elle fut remise au soir
ou plutôt à la nuit où les deux époux, pour la première fois, depuis longtemps, devaient se trouver réunis. Seulement, dans la causerie préalable
qu'ils eurent ensemble avant le dîner, et où la question capitale fut
légèrement touchée, M. Van-Claës se montra très gai et très confiant sur ses
futures espérances ; et sur ce que sa femme lui disait qu'ils étaient ruinés,
il se mit à sourire et lui répondit : « Mon ange, demain peut-être notre
fortune sera sans bornes ; *je crois avoir trouvé le moyen de cristalliser le
carbone, la seule substance du diamant.* » La pauvre madame Claës, stupéfaite
de cette révélation, mais toujours soumise à la puissance de tendresse et de
fascination que son mari exerçait sur elle, attendit avec impatience la fin du
dîner et de la soirée, pendant lesquels elle crut remarquer, à travers tous
ses chagrins, que le notaire Pierquin regardait Marguerite avec une attention
qui semblait indiquer des projets ultérieurs de mariage, et pendant lesquels
aussi Balthazar se montra avec sa femme et ses enfans, aussi aimable, aussi
caressant, que dans les beaux jours du bonheur de cette noble famille.
Enfin le moment de ce tête-à-tête si désiré arriva, et les deux époux,
enfermés dans la chambre à coucher de madame Claës, se mirent à causer
intimement des sujets qui les intéressaient si vivement tous les deux. Là, et
au milieu des exaltations que lui causait l'espoir des résultats qu'il
recherchait, M. Van-Claës, fou de science, rappela au souvenir de sa femme,
qu'en 1809, un officier polonais, M. de Wierzchawnia, avait logé chez eux ;
madame Claës ne l'avait point oublié, la figure et les discours de cet homme
l'avaient frappée d'une telle impression, qu'elle avait cru voir en lui le
Diable et ses cornes. C'était cet homme, chimiste habile et ruiné par les
travaux cabalistiques auxquels il s'était livré, qui, par quelques mots jetés
dans l'imagination de Balthazar, avait conduit celui-ci à s'enfoncer dans les
profondeurs fantastiques de la chimie, la fusion et la transformation des
métaux, par la combinaison des gaz, afin d'arriver à la formation du diamant,
substance qui les renferme toutes, dernier produit de la nature et de ses
combustions successives, que la science doit arriver à composer elle-même
quand elle sera parvenue au dernier terme de la décomposition de tous les
élémens. En un mot, c'est le secret de Dieu, c'est la pierre philosophale des
alchimistes que M. Claës veut trouver, c'est à *la recherche de l'absolu*
qu'il se livre, et quand il l'aura découvert, ce qui ne peut tarder, il aura
pour lui-même et il laissera à ses enfans autant de gloire que de fortune, car
ce n'est pas la cupidité qui peut tenter une âme comme celle de M. Claës,
c'est la gloire, c'est la célébrité, c'est l'immortalité qu'il ambitionne. Que
sont donc, auprès de ces deux mobiles, les biens actuels dont il a déjà
dissipé la plus grande partie, et qui, d'ailleurs, seront rétablis et
centuplés par la découverte de l'absolu ! Encore quelques efforts de science
et d'expériences, encore quelques sacrifices pécuniaires et Balthazar est
assuré du succès dont son domestique Lemulquinier, témoin de ses travaux et de
ses progrès, n'est pas moins enthousiaste et persuadé que son maître.
Lorsqu'un homme de la trempe de M. Claës est adonné à une idée fixe qu'il
lui est possible de défendre par les calculs de la science et par la puissance
de l'imagination, il faut renoncer à l'en dissuader. Cette idée, c'est une
folie, mais une folie sublime que l'on ne peut enfermer et guérir ; c'est
celle de Don Quichotte qui a bien raison de vouloir rétablir sur la terre le
règne de la justice et du bon droit, mais qui, pour y parvenir, emploie les
moyens qui ruinent ses biens et sa santé sans pouvoir amener la réalisation de
cette idée d'un homme de bien et de génie, parce que cette idée ne peut être
réalisée. Pour que rien ne manque à la similitude des deux héros, l'un de la
justice, l'autre de l'*absolu,* le personnage de Lemulquinier, auprès de M.
Van-Claës, vient faire le pendant de celui de Sancho auprès de Don Quichotte.
Mais l'auteur n'a pas suivi la voie de comique et de gaîté de Michel
Cervantes. C'est dans l'intérêt et dans le drame qu'il a renfermé l'imitation
de cette *donnée* philosophique qu'il avait, d'ailleurs, puisée dans un procès
célèbre plaidé il y a quelques années à la Police correctionnelle, entre un M.
Anson et un M. Hoëné Wronsky, savant polonais, qui, livré à *la recherche de
l'absolu,* que M. Anson voulait absolument connaître, avait déjà dépensé à
celui-ci plus de 200,000 fr. pour trouver la chose probablement introuvable.
A la suite de cette scène, la pieuse et angélique madame Claës voit bien
que ni ses remontrances, ni ses prières ne pourraient détourner son mari de
ses déplorables projets, dans lesquels il a placé désormais tout le bonheur de
sa vie. Entraînée elle-même par sa tendresse aveugle et maladive pour M.
Claës, elle se dévoue à ce bonheur fantastique, et quoique pénétrée de la
folie de son époux, elle y cède et s'impose les plus cruels sacrifices pour
que Balthazar puisse continuer ses expériences. Il faut voir dans l'ouvrage
même les efforts héroïques, les soins touchans auxquels se livre cette noble
femme pour cacher à tous la monomanie désastreuse de M. Van-Claës, pour
subvenir, par la vente successive de tous ses biens mobiliers et immobiliers,
aux dépenses qu'entraîne la *recherche de l'absolu,* pour conserver à ses
enfans quelques morceaux de pain que la ruineuse folie de son mari ne leur
laissera même pas, et pour leur dérober à eux-mêmes la connaissance de tous
ces désastres, afin qu'ils ne sortent jamais vis-à-vis de l'auteur de leurs
jours, du respect qu'ils doivent à la tendresse et à l'autorité paternelles.
L'analyse ne peut donner qu'une faible idée des combats et des efforts que
madame Claës soutient contre la folie de son mari. Ils sont inutiles même, car
après avoir une fois rétabli les affaires de sa maison, madame Claës les voit,
de nouveau, dévorées par *la recherche de l'absolu,* et elle meurt de chagrin
et de misère, après avoir pourtant concerté avec le vieux M. de Solis, les
moyens de laisser une somme assez considérable à ses enfans, dont elle remet
l'avenir à sa fille aînée, Marguerite, en la chargeant, par son testament, de
prendre sur sa maison et sur son père tout l'empire qu'elle-même n'a pas su
exercer dans l'intérêt de sa famille.
La manie, les recherches et la misère, ne dégradent pourtant pas le
caractère de M. Van-Claës ; tout en le maudissant, non seulement on ne peut le
haïr, mais il plaît et intéresse. Il se bat contre *l'absolu* comme le
seigneur de Quexada contre les moulins à vent ; et aussi comme lui il conserve une noblesse et une dignité qui lui attirent toutes les sympathies du lecteur.
Rien ne décourage ni lui, ni son fidèle Lemulquinier, qui, soupçonné de
bassesse, d'égoïsme et d'avarice, n'est au contraire qu'un fanatique, un dévot
de son maître, auquel il croit, qu'il aime, qu'il soigne et nourrit, et dont
il partage si bien les illusions, qu'il sacrifie aussi à *la recherche de
l'absolu* toutes les économies qu'il a faites depuis trente ans.
Quatre millions enfin ont été à peu près engloutis dans cette idée fixe, et
cette famille jadis si riche et si considérée en est à manquer des choses les
plus nécessaires à la vie. Les tableaux, l'argenterie, les tulipes, la
boiserie de Van-Huysium, tout y a passé. Le vol, le jeu ou le libertinage,
n'auraient pas causé plus de dévastations dans la famille Claës, que la
funeste manie de Balthazar. Mais après la mort de sa femme, et le gouvernement
de la maison ayant passé entre les mains de Marguerite, les choses prennent
une autre tournure. Comme sa mère, et élevée dans le respect de M. Van-Claës,
Marguerite commence bien par céder, et entre autres, elle lui abandonne la
somme réalisée que la pauvre Joséphine croyait, pour ses enfans, avoir mise à
l'abri des besoins dévorateurs de *l'absolu.* Mais cette première faiblesse
accomplie, Marguerite résiste à son père, pour lui-même et pour les autres
enfans. Un personnage qui a grandi pendant le cours de ces événemens vient à
son tour y jouer un rôle ; c'est Emmanuel de Solis, le neveu de l'abbé, qui
est amant et aimé de Marguerite, laquelle ne veut l'épouser que quand elle
aura vingt-cinq ans. Secondée par ce dévoué et religieux jeune homme, qui
devient proviseur du collège et inspecteur général des études ; secondée aussi
par M. Pierquin, le notaire, qui a renoncé à ses prétentions sur la main de
l'aînée, pour offrir ses hommages agréés à la cadette Félicie ; pleine enfin
de résolution et de courage, Marguerite entreprend de relever la fortune de sa
famille. Des biens engagés, d'autres auxquels on n'avait pu toucher, sont
libérés, exploités et mis en telle valeur, que peu à peu les désastres sont
réparés : on se croit revenu au bonheur. L'aîné des garçons, Gabriel, entre à
l'Ecole Polytechnique, l'autre s'élève et prospère, Félicie va épouser
Pierquin ; Marguerite va être unie à Emmanuel... Mais deux fois la manie
scientifique et cruelle de M. Claës vient culbuter et déranger cet édifice si
laborieusement et si religieusement élevé par les vertus et la fermeté de
Marguerite. C'est une lutte entre la folie et la sagesse, où celle-ci succombe
deux fois par des péripéties de surprise et d'intérêt.
Enfin Marguerite et ses amis, un oncle de la branche de Bruxelles,et
Gabriel, qui s'est marié avec la fille de cet oncle, parviennent cependant à
faire ouvrir les yeux à M. Van-Claës. Il rougit de ses erreurs ; il veut aider
à les réparer, il jure d'être sage. On obtient pour lui une recette
particulière dans la Bretagne, ce qui, occupations et séjour, le détournera
des tentations qu'il aurait pu encore éprouver à Douai en face de ses
fourneaux et de ses alambics. Il abandonne une expérience commencée, et bon
gré mal gré, il va, avec Lemulquinier, gérer sa recette bretonne. De nouveau
tous les biens sont recouvrés avec le temps ; la maison Claës a repris toute
sa splendeur et son ancienne physionomie ; la fortune même est augmentée. Les
meubles et les tableaux, les services de linge et d'argenterie ont repris leur
place, et M. Claës est remis en possession de toutes ses jouissances
domestiques passées lorsqu'il quitte sa recette et est triomphalement ramené à
Douai pour accomplir le mariage de ses deux filles avec Emmanuel et Pierquin.
Lui-même, quoique toujours mentalement préoccupé de la *recherche de
l'absolu,* a repris sa belle figure, ses bonnes manières, son amabilité
parfaite. Chose incroyable ! cette expérience qu'il avait laissée en train au
moment de son départ pour la Bretagne, elle s'est achevée en son absence, et
la combinaison des gaz et des métaux a produit un diamant que Lemulquinier
trouve au fond du creuset et qu'il rapporte à son maître, devant tout le monde
au moment de la signature des contrats. Ce n'est pas le produit que M.
Van-Claës avait tant cherché ; mais enfin, c'est un produit ! Cette fois
néanmoins la paternité l'emporte sur la science, le père est au-dessus du
chimiste, et M. Van-Claës ne songe qu'au bonheur de ses enfans, auxquels il
doit la réhabilitation de son honneur, de sa fortune et même de sa raison. Il
reprend à Douai toute la considération dont ses ancêtres et lui avaient joui
si longtemps. Le bonheur de sa famille s'accroît encore même. Marguerite et
son mari sont appelés, par des décès successifs, à l'héritage de leurs parens
maternels, titres et biens. Ils se rendent en Espagne pour recueillir cette
opulente succession ; leur séjour s'y prolonge naturellement. Que trouvent-ils
à leur retour !...... M. Van-Claës, plus ruiné, plus dépouillé que jamais,
dans un dénuement complet ainsi que sa maison, où il ne laissait plus entrer
personne afin de cacher à tous les yeux les ventes journalières qu'il faisait
de tous ses effets pour subvenir aux dépenses que nécessitait *la recherche de
l'absolu,* à laquelle il se livrait avec plus de fureur que jamais en
l'absence ou dans l'éloignement de tous ses enfans. Sa tête même n'avait pu
définitivement résister à l'opiniâtreté et à l'inutilité de ses poursuites scientifiques. Il était tombé dans une sorte d'égarement et de dégradation
personnelle, partagés par Lemulquinier, et qui ne pouvaient plus suffisamment
le protéger contre le ridicule et la risée publique. Le peuple et les enfans
de la ville en faisaient un sujet de moquerie et de superstition vulgaire, car
on le prenait pour le Diable ou pour un sorcier. Marguerite et Emmanuel,
prévenus de ces nouveaux désordres, quittent sur-le-champ l'Espagne et
accourent en toute hâte à Douai. Le jour même où ils arrivent, leur père,
objet des insultes et des mauvais traitemens de quelques polissons de la
ville, est frappé d'une attaque de paralysie, à laquelle il succombe après
avoir cependant laissé échapper quelques paroles d'un ton inspiré et qui
donnent à croire qu'il avait enfin trouvé cet objet de la recherche de toute
sa vie, L'ABSOLU, dont le secret se dérobe ainsi à l'univers avec
l'existence de son Christophe Colomb.
Les critiques dont cet ouvrage pourrait être le sujet, tomberaient
principalement sur quelques uns des moyens exagérés que l'auteur a employés,
avec une habile confusion, pour parvenir à la réparation multipliée de la
fortune de Balthazar, afin de donner plus de développemens à ce caractère. Il
faudrait aussi reprocher à M. de Balzac des négligences de style qui ne
devraient point échapper à un écrivain tel que lui ; mais les personnages de
madame Claës et de Marguerite, sont si touchants et si bien tracés, l'intérêt
des scènes principales est si bien ménagé, que quoique cet ouvrage ne soit pas
aussi complétement satisfaisant qu'*Eugénie Grandet,* on peut le lire à tous
égards après ce dernier roman, et avec un plaisir à peu près égal.
A.
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