Fernando Pessoa
et ses hétéronymes
Par Alain Bosquet
In magazine littéraire n° 147
Avril 1979
En 1979, l'éditeur Alfred Eibel publie « Visages sans masques » de Fernando Pessoa, traduit par Armand Guibert. Il lui avait fallu un certain courage. Pessoa, qui pratiqua toute sa vie l'effacement de soi, avait en France particulièrement réussi et il y resta longtemps sinon ignoré, du moins dénigré, par Camus par exemple. Dans le Magazine littéraire, Alain Bosquet lui rend un hommage enthousiaste. Mais il n'en a encore découvert que la partie visible de l'iceberg. Depuis on a recensé du très modeste, ou très orgueilleux, Pessoa 72 hétéronymes, d'innombrables inédits, et cela n'est peut-être pas fini. La vie de M. Fernando Pessoa, poète, est un fabuleux roman.
Ce n'est pas au signataire de ces lignes qu'il faut demander à quelle hauteur il place Fernando Pessoa. Depuis un quart de siècle, il ne cesse de clamer - ou de chuchoter - que dans le premier tiers du siècle, précisément, il n'est pas de poète d'une aussi grave et terrible variété. L'égal de Rilke, de Valéry, de Cavafy, de Saint-John Perse et d'Iqbal - on serait en peine d'en citer d'autres, ni Lorca ni Maïakovski ne faisant tout à fait le poids, en tout cas philosophiquement parlant - Pessoa, mort en 1935, s'est très lentement imposé dans son pays : la dictature de Salazar n'avait que faire, même à titre posthume, d'une sorte d'ange douteur et de prophète du ressassement. En France, plus qu'ailleurs, et grâce au dévouement incomparable de son meilleur traducteur, Armand Guibert - ce nain d'Albert Camus n'ayant pas voulu, en tout cas dès les premières traductions, pourtant parmi les plus belles, reconnaître son génie - nous avons été plus ouverts, puisqu'on trouve, en librairie, « Les Poésies d'Alvaro de Campos » et « Le gardeur de troupeaux » chez Gallimard, et « Ode maritime » chez Pierre Seghers, toujours dans la traduction d'Armand Guibert. Ces jours-ci paraît, chez Alfred Eibel, « Visage avec masques », florilège qu'Armand Guibert a tiré des différentes plumes de Pessoa.
On connaît la banalité extrême de sa vie, qu'il aurait voulue encore plus banale, encore plus absente : fils d'un critique musical sans envergure, il naît à Lisbonne en 1888, y fait des études acceptables, apprend bien l'anglais, qui sera la langue de ses premiers poèmes, passe une partie de sa jeunesse à Durban, en Afrique du sud - seul événement spectaculaire d'une existence qui s'en serait facilement passée - et revient à Lisbonne. De café en café, de petite revue en petite revue, de texte mal accueilli en texte promis à l'oubli, il ne publie qu'un livre de poèmes, de son vivant. Il s'efface dans la mort en 1935, un peu à la manière d'Emily Dickinson, tout n'ayant jamais été pour lui qu'esprit et tourment de l'esprit.
Très tôt, il a divisé sa sensibilité et sa création en quatre aspects différents, quelquefois contradictoires, au point de prétendre qu'il avait quatre identités : la biographie d'un moi ne correspondait pas à celle des trois autres, de sorte qu'il pouvait parler d'un moi à un second ou troisième ou quatrième moi comme s'ils ne se connaissaient pas et qu'ils pussent, ou plus âgés ou plus jeunes, s'influencer mutuellement et devenir maîtres et disciples, l'inégalité entre eux étant au bout de cet exténuant exercice le signe même de leur différence nécessaire. Des quatre poèmes principaux qu'est devenu Pessoa, Alvaro de Campos est peut-être le seul qui correspond à une des tendances majeures de son temps : le poète aux grandes fresques généreuses, à la fois à la manière de Whitman et, on ne l'a pas assez dit, de deux poètes anglais auxquels il lui arrive de ressembler par l'éloquence et le réalisme moderne de l'époque : Kipling et Chesterton, l'un athée et l'autre teinté de spiritualisme.
La préciosité et le classicisme, eux, sont les apanages de Ricardo Reis, sorte de sybarite ou de jouisseur du poème, qui aime la forme, voire le formalisme, et trouve dans le polissage des mots un plaisir de tous les instants : il ne vise pas à la grandeur et se contente d'une plume inquiète, sinon décadente. Il trouve dans l'érudition et la transposition discrète des anciens de quoi nourrir son pessimisme ; il maintient surtout une tradition séculaire, qu'il fait trembler sous un sourire tendre et moqueur : c'est un art de la vanité illuminée. Le plus extraordinaire des trois et leur maître à tous - Pessoa ne manquait pas de tirer son chapeau à ce moi, qu'il préférait aux autres - Alberto Caeiro. Jamais, dans l'histoire de la poésie universelle, on n'avait entendu un accent aussi pathétique et aussi profond chez un prophète du scepticisme intégral. C'est là que Pessoa - en français : Personne, et c'est son vrai nom ! - se surpasse, avec une simplicité et une évidence virgilienne dans le désespoir pour le moins orgueilleux qui se puisse imaginer. Il faut s'imaginer un Nietzsche qui refuserait les grandes orgues de sa passion, ou un Kafka se déchirant dans une manière de sérénité qui ne pardonne pas. Tout ce qu'Alberto Caeiro constate, même de plus terne et de plus quotidien, il le nie aussitôt, en s'accusant de ne rien comprendre à rien, et de vivre dans l'insipide évidence de tous les jours.
C'est une poésie qui tire sa grandeur à rebours de ses sarcasmes raisonneurs, de ses sursauts de bon sens toujours bafoué, de sa volonté d'y voir clair mais pas trop clair, juste mais pas trop juste. Car le poète n'est pas fait, dit Alberto Caeiro, pour enseigner quoi que ce soit : il subit le vrai, et se fait tirer l'oreille pour le reconnaître comme tel. Il possède le don fallacieux de l'analyse, et en abuse jusqu'à prendre foi en ses propres possibilités. Il aimerait s'adresser à Dieu, et ne sait lequel choisir ; quand, tant bien que mal, son choix est fait, il se confond en excuses : est-il digne du poète ? Nous sommes en présence alors de deux ratés qui se consolent mutuellement d'être peu de chose. Et l'épopée de l'absurde, devenu principe général de toute pseudo-existence, continue, de jérémiade tendre en dénégation honteuse. Il reste une merveilleuse disponibilité, une foudroyante hygiène contre les simulacres, une croyance sans réserve dans la dérision, élevée, bien avant l'existentialisme, à la hauteur d'une défense de l'homme.
Les poèmes signés Fernando Pessoa sont comme les aveux d'un homme qui s'est volontairement cherché et imposé trois autres « hétéronymes » - nous savons aujourd'hui qu'il en avait quelques autres, mineurs et éphémères, dont Coelho Pacheco, Lautréamont pré-dadaïste peut-être mal abouti - et qui quelquefois ne s'y retrouve pas dans les dédales de ses dédoublements. Aussi trouve-t-til refuge dans des compositions ésotériques, pleines d'allusions à des sectes bizarres. Ces blasons à la manière de Gongora ou de Mallarmé, valent surtout par la distance qu'ils entendent maintenir entre le lecteur et l'auteur, alors qu'Alberto Caeiro, lui, agresse son lecteur sans ménagement. Chacune de ces inspirations - liées toutefois par un désespoir qui finit par imprégner les quatre mousquetaires foudus en un - on en lit de superbes exemples dans « Visage avec masques », livre admirable et unique où, comme d'habitude, Armand Guibert est un traducteur inspiré. Citons Alvaro de Campos :
« Oui, c'est moi, moi-même, résultante de l'universel,
Espèce d'accessoire ou de surnuméraire personnel,
Entours irréguliers de mon émotion sincère,
Je suis moi ici en moi, je suis moi.
Tout ce que j'ai été, tout ce que je n'ai pas été, tout cela je le suis.
Tout ce que j'ai voulu, tout ce que je n'ai pas voulu, tout cela me forme.
Tout ce que j'ai aimé ou cessé d'aimer est en moi la même nostalgie. »
O guardador de rebanhos,
de Fernando Pessoa, [1914].
BNP Esp. E 3/145
Alain Bosquet a été l'un des meilleurs (il aurait détesté qu'on le dise : l'un des plus grands) poètes de notre époque. Mais il a été aussi au carrefour de la critique, de la découverte d'auteurs français et étrangers, anglo-saxons, allemands, russes… ou portugais. La poésie, la littérature étaient ses passions. « Du moment où je suis devenu écrivain, j'ai pensé que ma vie romanesque avait pris fin, qu'elle avait cessé d'être romanesque », avait-il écrit. Il fait la preuve, comme Pessoa, que chez les grands, cela n'est pas vrai.
Alain Bosquet
In magazine littéraire n° 147 - avril 1979