-Journal d’une saison sans mémoire
-Une reconstitution passionnelle, Correspondance 1980-1987
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Vous venez de publier simultanément deux livres aux éditions Gallimard, Une reconstitution passionnelle, Correspondance 1980-1987 avec Marguerite Yourcenar et Journal d’une saison sans mémoire.
Aviez-vous déjà songé à publier les lettres de Marguerite Yourcenar avant de rencontrer Achmy Halley ?
Non, je n’avais pas songé à publier ces lettres. C’était des messages assez brefs, peu nombreux. Mais, les ayant lus, Achmy Halley, qui dirige la villa Yourcenar, partit en quête de mes réponses dans le Fonds Yourcenar de l’Université de Harvard. Il en trouva une dizaine. L’idée d’un petit livre commença à germer.
Silvia Baron Supervielle
Dans Journal d’une saison sans mémoire, vous évoquez le moment où vous décachetez l’enveloppe qui contient les lettres que vous lui aviez adressées trente ans plus tôt. Cet instant a dû être émouvant...
On a peur de se connaître, je craignais de découvrir des élans justement trop passionnels, que l’on contrôle moins quand on est jeune. J’ai lu mes lettres, qui dataient de trente ans, en revivant ce moment du passé avec intensité.
S. B. S.
Vous écrivez en préambule aux lettres : « J’avais lu Marguerite Yourcenar avec la même passion qui se dégageait de ses livres ». Un jour, vous avez découvert qu’elle avait aussi écrit des poèmes et vous avez ressenti la nécessité de les traduire. Le début de votre rencontre épistolaire (et plus tard votre amitié avec Marguerite Yourcenar) est né de ce travail de traduction...
La flamme de la passion bat dans l’écriture de Marguerite Yourcenar et parcourt toute son oeuvre ; elle est dans le mouvement de sa main et dans son souffle. J’aime traduire la poésie. Lorsque j’ai lu ses poèmes, je les ai traduits naturellement. Elle m’a répondu vite. C’était inespéré, j’ai été très touchée.
S. B. S.
La traduction est pour vous un lien affectif ?
Oui, la traduction est un lien affectif pour moi. L’écriture aussi, de soi avec soi, ce qui veut dire de soi avec le monde.
S. B. S.
Je vous ai entendu dire lors d’une lecture à la librairie Compagnie que vous étiez en train de vous « autotraduire » entièrement à l’occasion d’un projet éditorial pour l’Argentine... Parlez-nous de ce « jeu entre soi et soi ».
J’ai des recueils traduits en espagnol et en anglais. Mais certaines notions sont essentielles pour mes poèmes, comme le tracé des mots sur le blanc, l’espace qui s’ouvre autour de lui. Ce tracé dégage un langage d’espace et de silence et il compte autant ou plus que les mots. Les traducteurs ne l’imaginent pas. J’ai décidé, puisque mon éditrice en Argentine s’intéresse à ma poésie, de continuer à la traduire moi-même. C’est un jeu. Quelquefois, je ne sais plus quelle est la version originale. C’est ma vie.
S. B. S.
Peu de temps après votre arrivée à Paris, en 1961, vous avez choisi d’écrire en français. L’écriture de Marguerite Yourcenar vous a aidé à « réinventer la [vôtre] avec moins d’hésitation »...
L’écriture de Yourcenar est dense, sensuelle. Avec elle, en particulier, on apprend une langue sans s’en apercevoir. Les choses se font en suivant les courants des fleuves. Un jour, on devient un courant soi-même. Au lieu de vous influencer, les grands écrivains vous libèrent ; ils vous incitent à nager en inventant des mouvements et des directions. C’est pourquoi on les aime tant.
S. B. S.
L’absence de dates dans Journal d’une saison sans mémoire semble compensée, si je puis dire, par des sortes de leitmotivs, de refrains qui rythment l’avancée de l’écriture et le temps de la lecture. Presque tous les fragments débutent par une réflexion sur la couleur du ciel, s’achèvent par un des chants du Paradis de La Divine Comédie de Dante et contiennent des citations de Roland Barthes qui questionnent la finalité du journal...
Je ne voulais pas de dates. Mon Journal est temporaire, il n’existait pas avant et ne se poursuivra pas. J’ai essayé de soustraire à ses habitudes ce genre littéraire et de rythmer les jours en décrivant le ciel matinal. Je cite des vers du Paradis de Dante pour souligner le début et la fin de ces passages des jours. Et je n’ai pas pu m’empêcher de me référer à Barthes dont les réflexions sur le Journal d’un écrivain sont remarquables.
S. B. S.
Ces répétitions donnent à l’écriture du Journal un mouvement sans fin, sont proches de la prière... La division en sept versions n’est-elle pas symbolique d’un éventuel recommencement ?
Écrire et prier c’est presque pareil : un murmure inaudible qui possède sa propre langue. On peut prier sans penser à Dieu. Le chiffre sept contient un grand nombre de symboles sacrés. J’ai simplement pensé aux jours de la semaine qui se renouvellent devant une fenêtre inchangée.
S. B. S.
Ce Journal d’une saison sans mémoire « n’arrive pas à s’inscrire ; en une seconde, l’inscription redevient ouverture... »
Je cherche à creuser plus au fond, où les choses pourraient s’inscrire et ne pas s’effacer.
S. B. S.
À la lecture de ces phrases : « L’âme entre dans le corps : l’écriture lui donne l’illusion de s’y enraciner... L’écrivain sent que son corps est en liaison avec l’écriture... Le corps est écriture », j’ai immédiatement pensé à Corpus Scripti de Marcel Moreau (Denoël, 2002) qui disait « J’ai donné la parole au corps, j’étais dicté par le corps ou bien c’était moi qui dictais au corps. J’en fais le lieu même de la création littéraire. »
Le corps contient tout, même le paysage extérieur. Même le silence de Dieu. C’est par la voix, le bras, la main et le pas que je m’exprime. La musique que je perçois et poursuis, c’est lui ; la mémoire c’est lui ; l’amour c’est lui. Les images qui hantent mes yeux, c’est le corps qui les suscite. Marcel Moreau a raison. Le corps et son ombre, qui flotte autour de lui, sont une langue suprême. Elle appartient plus au désert qu’à un pays.
S. B. S.
La lettre est très présente dans Journal d’une saison sans mémoire : évocation des lettres de votre mère qui vous conduisent à parler de l’exil, de correspondances d’écrivains, lettres que vous dédiez...
Les pages d’un livre sont des lettres sans destinataire explicite. On n’écrit plus de lettres, comme vous le savez, et les Correspondances s’achèvent. Mais les messages se poursuivent dans l’air, ils se posent où ils peuvent. J’écris des lettres quand j’écris ce qui deviendra peut-être un livre qu’elles prennent la forme de poèmes, d’essais, de nouvelles, etc. J’adresse à des personnes des messages. Je ne sais pas si elles les reçoivent mais je sais qu’en les écrivant je m’adresse à elles. Ce n’est pas une évidence, ça reste secret.
S. B. S.
Parlez-nous de votre proximité avec la peinture et la sculpture...
Je suis proche de la peinture depuis toujours. À Buenos Aires, très jeune, je visitais des expositions, j’achetais des tableaux abstraits. J’aime cette écriture, où la peinture glisse sur la toile, où les couleurs et les formes parlent en silence. Il me semble que la peinture est la parole même. Elle n’a pas de frontières ni de sons, et cependant on l’entend. Elle me transporte dans un monde plein où le mystère est en paix. J’aime énormément certains sculpteurs mais l’approche est différente. La musique est liée à l’écriture, elle en est le coeur.
S. B. S.
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