Dans dieu, qui a commencé, placé le ciel...»
Le passage d'une langue à l'autre est une négociation. Démonstration par Umberto Eco, exemples à l'appui.
Par Robert MAGGIORI
QUOTIDIEN : jeudi 20 septembre 2007 리베라시옹
Umberto Eco Dire presque la même chose. Expériences de traduction Traduit de l'italien par Myriem Bouzaher. Grasset, 464 pp., 22,50 Euros.
Franchement, pour indiquer qu'il est difficile à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux, a-t-on idée de parler du chas d'une aiguille dans lequel entre mal un... chameau ? Un chameau ! Même pour une parabole, on pourrait penser à un trop gros fil, à une grosse ficelle, un cordon, un tortis de chanvre, une drosse, un passement ! Quel chameau a jamais tenté d'entrer dans le trou d'une aiguille ? Probablement, en passant de l'araméen au grec, les traducteurs de l'évangile de Matthieu, trompés par une homophonie, ont dû prendre des vessies pour des lanternes. Des erreurs de traduction, il y en a dans tout texte, que ce soit la Bible, un poème, un document officiel ou le mode d'emploi d'un appareil électroménager. Heureusement, aujourd'hui, on dispose de systèmes de traduction automatique par exemple Babelfish, que propose Altavista sur Internet qui, n'ayant guère d'état d'âme et n'étant pas victimes de chutes d'attention, redonnent confiance. Faisons traduire en italien, en français puis de nouveau en anglais, deux expressions anglaises simples, The Works of Shakespeare et Studies in the logic of Charles Sanders Peirce . On obtient : Gli impianti di Shakespeare , Les installations de Shakespeare , The Shakespeare installations , puis Studi nella logica delle sabbiatrici [sableuses] del Charles , Etudes dans la logique du Peirce des sabbiatrici du Charles et Studies in the logic of the Peirce of the sabbiatrici of the Charles . Aïe ! Mais peut-être Altavista s'en sort-il mieux avec des textes universellement connus. Soit le début de la Genèse , dans une traduction anglaise : In the beginning God creates the heaven and the earth. And the earth was without form, and void ; and the darkness was upon the face of the deep. And the Spirit of God... En espagnol, cela devient : En el dios que commenzaba creó el cielo y la tierra y la tierra estaban sin forma ; y la oscuridad estaba sobre la cara del profundo. Y el alcohol del dios... En allemand : Im Gott, der anfing, stellte den Himmel und die Masse und die Masse war ohne Formular und emptiness her ; und die Dunkelheit war auf dem Gesicht vom tiefen. Und der Spiritus des Gottes... En français : Dans dieu, qui a commencé, placé le ciel et la masse et la masse était sans forme et il y a vide ; et l'obscurité était sur le visage du profond. Et les essences minérales de Dieu...
«Altavista possède évidemment des instructions sur les correspondances de terme à terme (et peut-être de structure syntaxique à structure syntaxique) entre deux ou plusieurs langues» , mais il n'a ni dictionnaire onomastique, qui lui eût fait comprendre que le philosophe américain Peirce se prénomme Charles Sanders, ni de dictionnaire «contenant ce que l'on appelle en sémantique des "sélections contextuelles"» , d'où il aurait tiré que works peut signifier installations dans un contexte technologique mais non dans le contexte littéraire auquel renvoie le nom de Shakespeare.
C'est au début de son nouveau livre (1), Dire presque la même chose , qu'Umberto Eco s'amuse à citer les avatars de la traduction automatique, pour poser son idée de base, à savoir «la traduction ne se produit pas entre systèmes, mais bien entre textes» , et que, même si l'on disposait d'instructions permettant une «désambiguïsation contextuelle» , elle exigerait que l'on tînt compte aussi de ce qui est «en dehors du texte» , à savoir une «information sur le monde» (réel ou possible). L'ouvrage réunit, et amplifie, une série de conférences et de séminaires tenus par le sémiologue italien à Oxford, à Toronto ou dans «son» université de Bologne, et intègre les thèses sur la traduction le plus souvent interlinguale (Jakobson), d'une langue naturelle à une autre, mais aussi, parfois, intersémiotique , d'un code à un autre (d'un roman à un film, d'un film à une bande dessinée, d'un tableau à un poème...) développées dans ses autres travaux, comme Lector in fubula , Kant et l'Ornithorynque ou la Recherche de la langue parfaite . Comme d'habitude, «Il Professore» garde le «ton de conversation» qu'il affectionne, et son brio, grâce auquel il parvient, avec humour souvent, à rendre clairs les problèmes théoriques les plus épineux.
Dire presque la même chose n'est pas un traité de traductologie, mais livre, comme l'indique son sous-titre, des «expériences de traduction», celles, principalement, qu'Eco a faites lui-même, comme... détenteur d'une chaire de sémiotique, dont le métier est quand même d'étudier les divers langages et la signification, comme traducteur (des Exercices de Style de Queneau ou de Sylvie de Gérard de Nerval), comme directeur de collection qui dans une maison d'édition contrôle les traductions des autres, comme analyste de «cas particuliers» de traductions littéraires ( Dedalus de James Joyce traduit par Pavese, Anna Livia Plurabelle , chapitre de Finnegans Wake , traduit en italien par Joyce lui-même, avec Nino Franck, ou en français par Samuel Beckett et d'autres, avec la collaboration de Joyce...), comme auteur d'essais et d'oeuvres narratives ( le Nom de la rose , le Pendule de Foucault ...) traduits dans un nombre incroyable de langues, dont le souci a toujours été de travailler en étroite collaboration avec ses traducteurs... Autrement dit, Eco, dans ce livre, aborde un grand nombre de problèmes théoriques en se référant à ses «pères» (ou pairs), Peirce avant tout, mais aussi Jakobson, Humboldt, Gadamer ou Hjelmslev sans chercher à proposer une «théorie de la traduction systématique (d'où les références moins nombreuses à Freidrich Schleiermacher, Peeter Torop, Youri Lotman, Friedmar Apel, James Holmes ou Antoine Berman), mais en partant toujours de questions pratiques, d'exemples. Il voit par exemple «sur pièces» comment ses propres textes ont été traduits ( «cela pouvait m'exposer à deux écueils, le narcissisme et la certitude que mon interprétation de mes textes l'emporte sur celle des autres lecteurs, parmi lesquels, in primis , mes traducteurs» , mais...), analyse les traductions de Baudelaire, Eliot, Dante, Mallarmé, Joyce, Dumas, Leopardi, Nerval, Haroldo de Campos, Poe, Queneau ou Melville, compare, souligne les difficultés, montre les possibilités alternatives, les impossibilités, les pertes de sens ou les ajouts dus et indus...
Traduire signifie «comprendre le système intérieur d'une langue et la structure d'un texte donné dans cette langue, et construire un double du système textuel qui, sous une certaine description , puisse produire des effets analogues chez le lecteur, tant sur le plan sémantique et syntaxique que sur le plan stylistique, métrique, phonosymbolique, et quant aux effets passionnels auxquels le texte source tendait» . Sous une certaine description... Toute la difficulté est là. Cela ne signifie pas que toute traduction est impossible, mais qu'il est possible de dire presque la même chose, en tentant de faire que ce presque soit le plus infime possible, c'est-à-dire là est le concept clef du livre qu'il résulte d'une négociation quant aux «pertes et compensations» du sens, d'un «processus selon lequel, pour obtenir quelque chose, on renonce à quelque chose d'autre, et d'où, au final, les parties en jeu sortent avec un sentiment de satisfaction raisonnable et réciproque» . Les cas où cette négociation échoue sont assez rares. Mais même des phrases banales peuvent l'arrêter. Si M. Bianchi, expliquant à son directeur pourquoi son collègue Rossi s'absente l'après midi, lui dit : «Va a casa sua e fa l'amore con sua moglie» il prononce une phrase qu'hors de tout contexte on ne peut traduire ni en français, ni en allemand, ni en anglais. Un traducteur automatique, ignorant que Bianchi vouvoie son directeur, n'aurait aucune hésitation : «Il va chez lui et fait l'amour avec sa femme» . Ce qui évite des drames : «Il va chez vous et fait l'amour avec votre femme.»
(1) Le 2 octobre, paraît également, dirigée par Umberto Eco, une «Histoire de la laideur», ouvrage richement illustré, traduit par Myriem Bouzaher (italien) et François Rosso (grec, latin), Flammarion, 454 pp., 39,90 Euros.
Comment traduire ?
Dès les premières pages de son essai, Umberto Eco rappelle une évidence capitale : pour gloser sur la traduction, il faut avant tout la pratiquer. L’auteur évite bien entendu de reprendre une dichotomie facile entre les praticiens et les théoriciens, entre ceux qui savent faire et ceux qui spéculent naïvement ; il refuse simplement toute systématisation de la traduction. Comme le précise le sous-titre de l’essai, nous avons ici à faire à une somme d’« expériences de traduction ». Et gare à ceux qui verraient dans ce parcours une énième tentative pour résoudre les ambiguïtés de la traduction. Dans son essence même, la traduction oppose ou pose en vis-à-vis deux textes qui disent presque la même chose. L’ambiguïté doit donc demeurer.
Dans le passage d’une langue à une autre, quelque chose se perd ou s’ajoute, s’altère ou se bonifie, quelque chose qui crée le décalage pour reprendre une formule sportive. Bien sûr, l’idéal du traducteur est de rendre le texte original dans sa plus parfaite transparence, de donner « l’équivalence de signifiés d’une langue à une autre » comme l’écrit Eco. Et ce avec le moins de décalage possible, sans la barrière de la langue, « entre les langues » serait plus juste.
Translatio studii
Les expériences d’Umberto Eco l’amènent à stigmatiser les traductions les plus éloignées de l’original. Il prend notamment l’exemple d’Altavista, célèbre système de traduction automatique sur Internet, dont la version anglaise des « Chats » de Baudelaire est plus précisément étudiée. Pour Eco, les erreurs de traduction, tout comme les fautes de français des jeunes collégiens, sont instructives ; elles nous apprennent à nous méfier d’une traduction littérale, soucieuse du simple enchaînement de mots et de quelques règles élémentaires de syntaxe. Altavista, mais cela vaut aussi pour d’autres systèmes de traduction littérale, apparaît trop démuni, « dépourvu notamment des plus évidentes sélections contextuelles ». L’auteur le souligne plus loin : « une traduction ne concerne pas seulement un passage entre deux langues, mais entre deux cultures, ou deux encyclopédies ». Dès lors le traducteur ne peut plus apparaître comme un simple technicien, exécuteur de tâches ingrates, mais comme un érudit au passage de frontières. Tout un univers culturel sous-tend le texte original, autrement dit le traducteur doit faire sentir ce que l’auteur qu’il traduit a lui-même traduit dans son œuvre : « Ainsi la pratique de la traduction offre une bonne pierre de touche pour reconnaître la présence de renvoi intertextuel dans un texte », conclue Eco.
Le pacte de haute fidélité
Malgré ce travail d’interprétation essentiel à l’élaboration d’une bonne traduction, Umberto Eco limite les pouvoirs du traducteur. Plutôt que de gommer les imperfections de l’œuvre originale, ou de supprimer certaines tournures redondantes, le traducteur doit respecter le dit de l’auteur. Le pacte est quasi juridique dans la bouche d’Eco. Sans cette prudence intellectuelle, la traduction risque de se rapprocher de trop d’une herméneutique. Se conformer au texte à traduire, c’est s’obliger à respecter la pauvreté lexicale de Nerval dans le passage à l’italien (Umberto Eco est connu pour avoir traduit Sylvie notamment), c’est aussi et surtout plus généralement accepter quelques frustrations autorisées par ce pacte de fidélité.
Au final, les expériences d’Umberto Eco disent bien la complexité du métier de traducteur. Les confrontations entre différentes versions italiennes de Sylvie, l’originalité de certaines traductions qui améliorent le texte original (Le Cyrano de Bergerac traduit en italien par Mario Giobbe) et les divers débats retranscrits dans cet essai donnent à la traduction un caractère vivant. Mais attention ! La lecture de Dire presque la même chose ne sera d’aucun secours pour apprendre à traduire. Nous le disions en préambule, c’est en traduisant qu’on devient traducteur.
Simon DAIREAUX
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Présentation de l'éditeur
" Supposons que dans un roman anglais, un personnage dise it's raining cars and dogs. Le traducteur qui, pensant dire la même chose, traduirait littéralement par il pleut des chats et des chiens serait stupide. On le traduira par il pleut à torrents ou il pleut des cordes. " Dire presque la même chose n'est pas un essai théorique sur la traduction, mais une illustration des problèmes que pose la traduction à travers des exemples qu'Umberto Eco a vécus : en tant qu'éditeur, en tant qu'auteur, en tant que traducteur. Ce sont ces trois éclairages que nous retrouvons dans un ouvrage qui fourmille d'exemples. Nul besoin de maîtriser les langues citées pour comprendre, puisqu'on est toujours dans la comparaison. Umberto Eco nous enseigne que la fidélité n'est pas la reprise du mot à mot mais du monde à monde. Les mots ouvrent des mondes et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui que l'auteur a ouvert, fût-ce avec des mots différents. Les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots, mais des peseurs d'âme. Dans ce passage d'un monde à l'autre, tout est affaire de négociation. Le mot est lâché : un bon traducteur sait négocier avec les exigences du monde de départ pour déboucher sur un monde d'arrivée le plus fidèle possible, non pas à la lettre mais à l'esprit. Tout est donc dans le presque du titre.
Biographie de l'auteur
Né dans le Piémont en 1932, titulaire de la chaire de sémiotique de l'Université de Bologne, Umberto Eco a enseigné à Paris au Collège de France ainsi qu'à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. Il est l auteur de cinq romans : Le nom de la rose, Le pendule de Foucault, L'île du jour d'avant, Baudolino et La mystérieuse flamme de la reine Loana, et de nombreux essais dont Comment voyager avec un saumon et A reculons comme une écrevisse.
Broché: 460 pages
Editeur : Grasset & Fasquelle (13 septembre 2007)
Langue : Français