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2007년 9월27일자 르몽드기사
Doris Lessing : "Le temps qu'il faut pour apprendre..."
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lle a toujours ce regard aigu et lumineux, qui peut devenir en une seconde ironique et distant. Une bienveillance singulière, mais la fermeté de ceux qui refusent les compromis, les à-peu-près. Sa silhouette s'est légèrement tassée, elle a perdu quelques centimètres, mais Doris Lessing, 88 ans dans trois semaines, le 22 octobre, n'a jamais été vieille et n'est pas menacée de l'être. Sa combativité est intacte. Son humour aussi.
Ecrivain magnifique, auteur d'une cinquantaine de livres, cent fois citée pour le Nobel, elle est toujours passée à côté de ce prix plus politique que littéraire. Trop libre, trop indépendante, trop insolente... Cela la fait rire. Ses déclarations sur le Zimbabwe - elle a longtemps vécu, enfant et jeune femme, dans ce qui était alors la Rhodésie, avant de s'installer en Angleterre - et "la complaisance de tous les leaders africains à l'égard de Mugabe" ont-elles choqué ? "Certes", mais elle "n'aime pas la langue de bois". A-t-elle a eu la dent trop dure avec Tony Blair ? "C'est un petit homme, à tous les sens du mot." La politique française, la récente élection présidentielle ? "Je ne sais pas. Il se pourrait que ce soit aussi un petit homme."
Il faut s'y faire, Doris Lessing ne sera jamais "politiquement correcte", s'attaquant sans relâche à "ceux qui ont besoin de rigidité, de dogmes", qui sont "toujours les plus stupides" et ont mis en place "la plus puissante tyrannie des esprits dans ce qu'on appelle le monde libre" (1).
Elle redit tout cela avec un oeil moqueur, et un certain sourire féroce, qu'elle garde pour réitérer ses critiques contre les féministes - ses attaques contre "ces femmes devenues horribles avec les hommes", au festival du livre d'Edimbourg en 2001, avaient déclenché des débats, abondamment relayés dans la presse britannique, européenne et américaine (Le Monde du 11 septembre 2001). Des réactions d'autant plus violentes que dans les années 1960 et 1970, après la publication du Carnet d'or, Doris Lessing était devenue, "mais sans l'avoir jamais voulu", une icône du féminisme mondial. "Je maintiens ma position. Après avoir fait une révolution, beaucoup de femmes se sont fourvoyées, n'ont en fait rien compris. Par dogmatisme. Par absence d'analyse historique. Par renoncement à la pensée. Par manque dramatique d'humour."
Un manque qu'elle ne connaît pas. Et bien qu'elle ait dit, avec sa férocité humoristique, dans sa passionnante autobiographie, La Marche dans l'ombre (2) tout le mal qu'elle pensait de la manière dont on humilie les écrivains en les entraînant dans des tournées promotionnelles, à la rencontre de journalistes qui n'ont même pas lu leurs livres, la voilà à Paris, pour une semaine de septembre, regardant avec amusement le programme marathon qu'on a organisé pour elle, au moment de la sortie d'Un enfant de l'amour. "C'est un récit tiré d'un volume qui en comprend quatre, dont Les Grands-mères, publié ici il y a deux ans, et qui a plu au public français. Mais on peut en effet lire ces textes séparément."
C'est surtout de son autobiographie lucide qu'on attendrait la suite. "Il n'y en aura pas. J'ai entamé cette entreprise autobiographique en partie pour apporter un contrepoint à toutes les sottises biographiques qu'on écrit le plus souvent sur les écrivains. En outre, les biographies, même réussies, mettent ceux qui en sont l'objet dans un malaise, car ce qu'ils ont expérimenté comme fluide, fugace, devient fixe, rigide, sans vie. Toutefois, je ne peux pas parler des années 1960 et 1970, les gens que j'ai fréquentés sont toujours mes contemporains, je ne peux pas les impliquer dans mon récit. J'ai évoqué la vie dans les années 1960 dans un roman, Le Rêve le plus doux (3). Je m'en tiendrai à la fiction. Et, comme je l'ai déjà écrit, au fond, la vraie vie d'un écrivain ne peut être comprise que par un autre écrivain." "J'ai beaucoup appris sur moi-même en écrivant mon autobiographie, y compris en découvrant comment les souvenirs peuvent être douteux. J'en ai parlé dans un court essai publié voilà quelques années (4). J'y relevais qu'à la fin de son existence, Goethe, l'un des hommes les plus cultivés de son temps, disait qu'il venait à peine d'apprendre à lire. Le temps qu'il faut pour apprendre... Je me suis aperçue que je n'avais pas assez réfléchi aux différences entre biographies, autobiographies, et romans, pas seulement autobiographiques. Qu'il fallait aller plus loin dans la question de la mémoire, comme dans celle de l'identité."
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Ayant renoncé aux confidences biographiques, Doris Lessing est en revanche intarissable sur le bonheur de la fiction. "Prenez Les Grands-mères, cette histoire de deux amies, chacune ayant une liaison amoureuse avec le fils de l'autre. On y a vu mon goût de la provocation. Je me suis inspirée du récit que m'avait fait un ami d'un des deux jeunes hommes. C'était vrai, ces amours improbables et nécessairement contrariées. Je ne peux pas imaginer qu'un écrivain, entendant cela, renonce à se saisir d'un tel sujet. Dans Un enfant de l'amour, j'ai voulu faire un portrait précis d'un jeune homme à mes yeux typiquement britannique, romantique. Les hommes anglais sont tellement romantiques..."
"Essayer de comprendre ce qui est en jeu, à tout moment, c'est cela qui est passionnant pour un écrivain et qu'il faut, à chaque fois, mettre en oeuvre." Pour son dernier livre, The Cleft ("La Fente"), paru au début de 2007 en anglais (5), Doris Lessing est "partie d'un constat lu dans une publication scientifique, affirmant que les femmes étaient le matériau humain de base, et que les hommes étaient apparus plus tard." Une réinvention de la Genèse, avec le sens de la fable et du fantastique qu'on lui connaît ? A coup sûr, une manière d'illustrer une fois de plus ce commentaire d'une autre intellectuelle britannique, Margaret Drabble : "Doris Lessing est l'une des très rares romancières qui ont refusé de croire que le monde était trop complexe pour être compris." "J'aurais mauvaise grâce à ne pas aimer ces propos sur moi, relève seulement Doris Lessing, et il est vrai que je refuse de ne pas comprendre, de ne pas savoir."
Serait-ce la raison de la dureté avec laquelle elle a souvent été traitée par la critique ? La réception de The Cleft dans la presse anglophone est aussi très partagée. D'un côté ceux qui placent Doris Lessing "au panthéon, avec Balzac et George Eliot", soulignent "l'extraordinaire acuité de ses sensations", "la subtilité de ses sentiments, de son attention particulière pour la vulnérabilité de la jeunesse et de la vieillesse, et sa manière unique, si belle, de décrire au plus juste les relations humaines", et pour qui "elle change notre manière de voir le monde". D'un autre, ceux qui l'accusent de ne "plus chercher qu'à semer le trouble et l'épouvante chez ses lecteurs, en ayant abîmé sa splendide intelligence, depuis le début des années 1980, dans des romans qui propagent la confusion". "Vous savez, le communisme est mort, dit-elle tranquillement, en sachant qu'elle cultive son art de déplaire, mais beaucoup de critiques littéraires, une majorité peut-être même, ont toujours une structure de pensée communiste. J'ai été jadis communiste, je sais de quoi je parle."
Elle le fait savoir clairement : si l'on vient la voir "en évitant d'avoir lu", en attendant un discours pacifique, voire consensuel, de la part d'une femme qui, ayant accompli sa vie et son oeuvre, ferait preuve d'un certain détachement... on s'est trompé d'adresse, et l'on retient généralement de cette rencontre des propos peu amènes. Le dossier de presse de Doris Lessing, dans toutes les langues, est une assez belle encyclopédie de la polémique, de l'affrontement entre conformisme et liberté d'esprit comme de parole. "Je n'ai jamais pu me contraindre à répondre à des questions stupides, sans dire à quel point je les trouve stupides." Pour vraiment entendre Doris Lessing, comme pour la lire, il faut ne pas craindre les paradoxes, la complexité, il faut aimer les femmes qui savent "penser contre". Alors, on reste confondu d'admiration devant cette rebelle inaltérable et joyeuse.
(1) "Censures", un texte de Doris Lessing sur ce sujet, a été publié dans la revue L'Infini, n° 92 (Gallimard). Voir "Le Monde des livres" du 16 septembre 2005.
(2) Les deux volumes de son autobiographie, Dans ma peau, sur ses années d'enfance et de jeunesse, et La Marche dans l'ombre, autobiographie 1949-1962, sont dans le Livre de poche (n° 14114 et 15068).
(3) Flammarion, 2004.
(4) Ce bref essai, "Ecrire (son) autobiographie", qui fait partie du recueil Time Bites (HarperCollins 2004), paraît en français dans le numéro d'automne de la revue L'Infini, n° 100 (Gallimard), traduit par Isabelle D. Philippe.
(5) The Cleft, de Doris Lessing. Ed. Fourth Estate, 260 p., 16,99 €.
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