Finis Terrae : Imaginaires et imaginations cartographiques

  • Broché: 204 pages
  • Editeur : Bayard Centurion (20 septembre 2007)
  • Collection : Le rayon des curiosités
  • Langue : Français
  • Présentation de l'éditeur
    Dans ce livre, l'auteur s'intéresse à la façon dont l'imagination travaille l'activité cartographique non seulement à ses débuts mais aujourd'hui encore où, grâce à des instruments perfectionnés, les cartes ont acquis un statut scientifique indéniable. C'est dans l'irréductible écart entre les cartes et le monde que s'exerce l'imaginaire de ceux qui les fabriquent comme de ceux qui les consultent. Si bien que les Atlas, aussi exhaustifs soient-ils, demeurent pour nous des machines à rêver et ne laissent personne indifférent. Et moins que quiconque les voyageurs et les artistes qui nous ont souvent révélé certaines dimensions inaperçues des cartes.

    Biographie de l'auteur
    Gilles A. Tiberghien, philosophe, enseigne l'esthétique à l'université Paris I.


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    Pascal Quignard,

     

    "La nuit sexuelle"




    Paru dans art press, octobre 2007, n° 338.

    Pascal Quignard, La Nuit Sexuelle. Paris : Flammarion, 2007.



    La Nuit sexuelle : un grand livre qui est une traque. La traque d’une image qui manque. « Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu », écrit Pascal Quignard. Une image manque dans l’âme. On appelle cette image qui manque « l’origine ». Paradoxe de la littérature, quand elle est à la hauteur de ses enjeux : tenter avec des mots de dire l’indicible. Et pour dire l’indicible, second paradoxe, emprunter la voie des images. Pascal Quignard s’y était engagé avec Le Sexe et l’effroi, il la poursuit avec La Nuit sexuelle, nourrissant sa réflexion de l’observation précise de tableaux et de dessins (200 superbement reproduits dans ce volume de 300 pages publié par Flammarion), ensemble iconographique d’une singularité et d’une richesse inouïes. Dire l’indicible à partir d’images qui, elles, représentent l’irreprésentable, formidable gageure que relève Pascal Quignard et sur laquelle nous avons souhaité l’interroger.







    Près de treize ans se sont écoulés entre la parution du Sexe et l’effroi (Gallimard, 1994) et sa « suite », La Nuit sexuelle, qui paraît en ce début d’octobre. Pourquoi un si long temps entre les deux ouvrages ?

     

    Je ne pensais pas écrire un tome II. C’est vraiment une raison politique qui m’a plongé soudain dans l’excitation, dans l’effervescence. Il y a deux ans je me retrouvé aux USA, d’abord à l’université d’Atlanta puis, après, à l’université de Sewanee, quand la loi américaine contre les images indécentes a été votée. Tout le monde sur les campus, toute la gauche américaine, même le petit-fils d’Edgar Poe, George Poe, ne parlait que de cela. La loi a été votée à l’unanimité par le Sénat américain puis plébiscitée avec 95 pour cent des voix par la Chambre des Représentants. Le résultat s’appelle exactement The Brodcoast Decency Enforcement Act. Les images sexuelles ne sont pas interdites, mais dès qu’elles rencontreront le regard d’un enfant ou d’un puritain ou d’une minorité religieuse une amende suffocante tombera comme un couperet. Sachant la rapidité avec laquelle le puritanisme traverse l’océan Atlantique j’ai alors été pris d’une espèce de fièvre. Je me suis dit : « Nous avons mangé notre pain blanc de liberté. » J’avais déjà reproduit des gravures de scènes primitives dans le livre que j’avais fait avec Chantal Lapeyre-Desmaison (Galilée, 2003). J’ai eu le sentiment qu’il me fallait à tout prix, très vite, publier toutes les images originaires que je collectionnais depuis l’adolescence. Je me suis aussitôt plongé dans l’écriture de ce livre. Je me suis dit aussi : « Ce noir que j’avais imposé à mon premier livre sur la sexualité occidentale était destinale : il appelait le monde en amont, il appelait la nuit qui fait le fond de l’image carente. » Depuis plus de cent ans, depuis 1905, depuis les Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, je ne connais pas de livre qui rassemble les scènes originaires et les médite. J’ai voulu faire mon recueil d’images indécentes.

     

    Peut-on considérer que les volumes de Dernier royaume, ainsi que Vie secrète, appartiennent au même ensemble que Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle ?

     

    Vie secrète est le cœur de Dernier Royaume. Mais Vie secrète n’est pas un livre sur le sexe mais sur l’amour, dont la souche est parturiente, enfantine, absolue, passionnelle, pas du tout génitale. Pour moi, Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle forment les deux tomes sur le monde sexuel. J’ai choisi pour les deux le même format de livre d’orgue et le même fond noir. Ces deux livres, je dois dire que je les ai faits grâce à l’amitié de Teresa Cremisi.

     

    Fascination et nuit

     

    Comment avez-vous travaillé ? D’abord le choix des images, puis le texte ? Ou le texte, puis les « preuves » apportées par les images ? Ou... La peinture serait-elle plus apte que l’écrit à approcher au plus près la vérité du sujet humain, de son histoire ? Voire, plus largement, celle du monde vivant ?

     

    J’avais déjà mis de côté, par pure curiosité sexuelle, l’essentiel de ces images, uniquement humaines. Il s’agit de scènes primitives. D’autres étreintes ne seraient pas reproductrices. De la même façon que dans les rêves, le sujet est présent comme un personnage, dans les scènes primitives, c’est l’enfant qui tient la chandelle. C’est celui qui résulte de la scène qui examine, au rebours du temps, la scène choquante ou effarante qu’il imagine à sa source. C’est Ascagne qui tend un flambeau et regarde Enée dans les bras de Didon. C’est Psyché tendant sa lampe à huile vers la nudité d’Éros. C’est la fille de Dibutades une bougie à la main dessinant le corps de son amant avant qu’il ne s’en aille à la guerre. C’est Héro qui lève la lanterne au haut de la tour et qui appelle par ce signal le plongeur nocturne... Au terme de ma thésaurisation, j’avais à peu près 400 à 500 images très très inégales, découpées un peu partout. J’en ai conservé 200, plus belles les unes que les autres. Les trois plus belles à mes yeux sont celle d’Utamaro, une jeune femme regarde dans l’eau la scène primitive. Celle du Parmesan : Héphaistos commençant à désirer jette un filet d’acier sur Mars et Vénus alors qu’ils s’apprêtent à s’étreindre. Celle de Marcantonio Raimondi interprétant Guilio Romano : le petit Ascagne éclairant Didon et Enée en train de s’aimer dans la grotte sur la colline de Carthage pendant l’orage.

     

    Le Sexe et l’effroi était centré sur la conception de la sexualité dans la Rome antique. La Nuit sexuelle est ouverte sur un temps et un espace beaucoup plus vastes. Dès lors, les réponses apportées à vos interrogations sur le sexe sont-elles une confirmation de vos intuitions antérieures ? Ou les infirment-elles pour une part ?

     

    Elles les transforment. Elles les relativisent. Dans Le Sexe et l’effroi, c’est vraiment l’occident romain que j’interrogeais. J’exonérais les chrétiens d’une grande part du puritanisme. J’insistais sur un tournant impérial, fascinateur, fasciste, césariste qui a lieu avec les Romains lors de la mondialisation de leur monde et qui n’a rien à voir avec la sexualité plus heureuse, plus émerveillée par la nudité qui est celle des anciens Grecs, ou celle des anciens Égyptiens, ou celle des anciens Indiens. Un terrible taedium vitae, une dépression tyrannique, époquale, une « sublimation » impitoyable apparaissaient, offrant l’excitation au péché, asservissant le désir. La transformation de l’enfer, si je puis dire, commence dès les Romains. Paul est encore un Romain. Augustin est encore un Romain. Mais Napoléon aussi et tous les dignitaires fascistes redeviennent Romains, se césarisent, exigent d’être vus, fascinent... Dans La Nuit sexuelle, les questions se radicalisent et se font plus universelles. Derrière la fascination comme derrière la sexualité comme derrière la contemplation comme derrière la lecture se tient une bien plus ancienne prédation, qui renvoie à la dévoration vivante, qui elle-même renvoie à la relation contenant-contenu. Ce contenant est sombre. Aussi bien dans le ventre, dans l’utérus que dans le ciel. Le cinéma puise à la même source : fascination et nuit.

     

    Les six sexes du sexuel

     

    Vous suivez au plus près les vérités délivrées tantôt par les grands récits mythiques, tantôt par les théories modernes portant sur la sexualité (Freud, Lacan), vous semblez les approuver, mais c’est pour aussitôt les nuancer, les corriger, voire carrément les contredire (notamment sur ce qu’il en est de la « scène primitive » et de la « différence sexuelle »). Pouvez-vous tenter de résumer vos objections ?

     

    Il y en a tant ! Mais la plus grande est la nuit. Dans les deux livres de Freud sur la sexualité, dans les deux livres de Bataille sur la sexualité (l’Érotisme après la guerre et, juste avant de mourir, les Larmes d’Éros) que j’ai relus avec beaucoup de soin et avec beaucoup d’étonnement mais aussi de plaisir, c’est très frappant, il n’y a pas de nuit. Maintenant il faut que je vous explique cette inhérence nocturne qui fait le fond de ma pensée. Entre l’étreinte et la naissance, l’humanité est la seule espèce animale à faire un lien – et ce lien renvoie à une longue métamorphose dans la pénombre utérine qui va de l’une à l’autre. Cette inhérence nocturne est très présente dans les mythes et dans les images, mais elle n’est pas « relevée ». Il faut compter six sexes dans le sexuel.

    1. Sexuel est le sexe de la mère. Nous sortons de lui, de la nuit utérine, en naissant. 2. Sexuel est le premier geste qui nous identifie avant même qu’un nom nous soit donné. Nous naissons, on nous ouvre les jambes. C’est un garçon. C’est une fille. Cette première attribution ne reçoit pas de « nom » particulier dans notre langue, mais c’est d’elle que nous tenons notre « prénom ». Si la sexuation se fait in utero, alors il faut peut-être appeler sexualisation cette attribution qui a lieu juste après notre sortie du sexe maternel, la plupart des prénoms marquant le genre.

    3 et 4. Plus tard, nous référons cette sortie du sexe de notre mère à l’intromission, neuf mois plus tôt, du sexe érigé de notre père dans le sexe dilaté de notre mère qui alors est encore une femme. Ces deux sexes sont imaginaires comme le père lui-même, car cette scène qui nous antécède, qui nous rend possible, est invisible pour nous. Mater certissima, pater semper incertus. On appelle cette image qui manque « scène sexuelle originaire », Urszene. Elle est à jamais carente, problématique, introuvable, fantasmagorique, ressassante, renaissante. À vrai dire, la seule preuve qui reste de cette scène sexuelle imaginaire est notre corps. La viviparité, qui est une vie à deux temps, nous oblige à « re-présenter » dans le rêve à votre corps la source pourtant réelle du voyage nocturne (les neuf mois de la vie utérine). C’est même souvent le rêve de cette « sortie » qui nous réveille au terme de chaque nuit.

    5 et 6. Beaucoup plus tard, une véritable métamorphose sexuelle s’attache à chaque sexe et à toute l’apparence du corps lors de la puberté. Accroissement des bourses, érection des seins, pilosité, mue de la voix… – l’épiphanie impatiente des sexes parvient enfin à la surface du réel.

    Donc six sexes : 1 le sexe maternel, 2 le sexe personnel enfantin, ensuite les deux sexes mâle et femelle imaginaires de la scène imaginaire, enfin les deux sexes développés, adultes, génitaux, réels, nécessaires à l’étreinte efficiente.

     

    Le taureau et le cerf

     

    Peut-on dire que La Nuit sexuelle est un grand livre plus sur le temps que sur le sexe ?

     

    Mon « grand livre » sur le temps, c’est Dernier Royaume. Cinq tomes déjà parus, cinq tomes que je suis en train d’écrire à la fois, panoramiquement, tous sont consacrés au temps. Non seulement Dernier Royaume est consacré au temps mais, en plus, puisque je mourrai dedans, je laisserai au temps le soin de l’achever. Dernier Royaume, c’est mon délire, c’est mon plafond de la Sixtine, c’est Temps et Être, c’est Jadis et Physis.

     

    Que répondre à qui dirait que votre vision de l’Histoire du vivant (de l’humain en particulier) est pessimiste ? Doute sur la valeur du logos, de la raison, « Tout ce que je dis est un mensonge... », le sadisme comme pulsion sociale essentielle...

     

    Je suis à vrai dire d’un optimisme complètement délirant. Je crois que si on ne peut détruire l’acquisition de la langue nationale, on peut en déchirer un peu le tissu. Que si on ne peut s’arracher entièrement à la culpabilité qui naît de « l’interdiction » transmise, on peut remanier son angoisse en excitation. Je crois que si on ne peut être libre, on peut s’éloigner de la famille, gagner la périphérie de la société, amoindrir la servitude, la rendre moins volontaire. Que si on ne peut s’émanciper de l’obéissance du premier monde et de l’enfance, on peut dénouer les nœuds et obtenir beaucoup plus de jeu entre tous les liens qu’on ne l’imagine. Que si on ne peut arracher la réflexion à l’hallucination, on peut désolidariser la pensée de la rêvée. Que si on ne peut désensorceler le cerveau de toutes ses croyances et ses pratiques magiques, on peut s’écarter des dieux et se tenir à distance de leurs temples. Que si on ne peut désatelliser l’âme de son soleil de répétition et de reproduction, non seulement la mutinerie est envisageable, mais on peut même déserter. Que si on ne peut sevrer le désir de ses absents et de ses modèles et de ses simulacres et de ses folies, on peut défalsifier le faux, on peut avancer un peu de lumière dans la nuit – lumière qui projette à partir d’elle une ombre plus noire encore, mais une ombre toute neuve, moins subie, aussi magnifique que toutes celles qui surgissent dans ce livre.

     

    Entre Le Sexe et l’effroi et La Nuit sexuelle, vous avez écrit deux très beaux romans. Qu’est-ce qui vous amène à choisir entre l’écriture d’un essai et celle d’un livre de fiction ?

     

    D’un côté vous avez une suite de mots que vous alignez, de l’autre vous avez une suite de scènes que vous contemplez. Un jour, vous vous avancez, l’épieu à la main, en quête de quelque chose qui n’a pas de nom, un autre jour vous vous enfuyez à toutes jambes, vous vous repliez au fond de la forêt. La vraie opposition, je sais maintenant qu’elle se situe entre mythe et roman. Le narrateur dans le mythe est la société. Longtemps, même dans l’âme interne du parleur, le narrateur est la société. C’est le surmoi qui dicte et ce qu’il dicte, la narration, c’est la reproduction sociale. De là l’autorité et l’impersonnalité propres aux mythes ou à la religion ou aux contes ou à la philosophie ou aux essais. C’est le régime du il, du Ils, c’est le groupe social en acte. Dieu dicte.

    Voilà ce que c’est, hélas, qu’un mythe. Il ne faut pas sans cesse mythologiser. En revanche, le roman, c’est le mythe défait, le mythe décomposé, le mythe qui ne marche pas, le mythe qui ne fait pas marcher le social. Une incomplétude. Le narrateur dans le roman est un individu ou plutôt un dissocié. Le roman a un auteur. Régime du je. Le corps est rendu à la solitude fœtale originaire. Le sujet est pour la plus grande part déprogrammé, le citoyen devient nettement anti social. C’est pourquoi tous mes romans sont des fuites. Alors que mes essais sont des chasses mythiques. C’est très simple, le mythe est un taureau, le roman est un cerf.

     


    Pascal Quignard


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    Après Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard pose l’indicible question des origines.


    Pascal Quignard
    La Nuit sexuelle
    Flammarion
    Octobre 07
    279 pages / 85 €




    .............................................
    Pascal Quignard
    La Nuit sexuelle
    Flammarion, oct.07
    279 pages / 85 €
    ISBN : 978-2-08-011620-8
    editions.flammarion.com/accueil/

    Article du 18 octobre 07
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    Les peintures choisies tentent d’évoquer la nuit sexuelle, celle de la nuit fondatrice, invisible à jamais qui forme le secret des origines. La conception dissimulée de l’être humain entre ces peintures nocturnes, rejoint les amours mythologiques et bibliques.
    Des estampes japonaises aux peintures occidentales, les œuvres déploient l’étreinte charnelle, sensuelle et érotique. Les sexes offerts, les peintures légères de Fragonard, les corps lascifs de Girodet, du Corrège, rejoignent les Noli me Tangere.
    Pascal Quignard conte les amours et accouplements mythologiques, les filles de Lot enivrent leur père pour prendre sa semence. Les fils de Noé recouvrent le sexe dressé de leur père après une nuit d’ivresse. Hephaïstos surprend l’étreinte d’Aphrodite et Arès. Diane punit Actéon, témoin de sa nudité. Le désir, l’effroi, l’étreinte, le voyeurisme, les enfers suscitent des images qui relatent l’indicible. 
    Dans la nuit, le désir est camouflé. Psyché dévoile le visage de son époux qu’elle ne reverra jamais. Hero allume depuis une tour une flamme pour appeler son amant. Léandre se précipite au cœur des vagues qui l’emportent.
    Mais la nuit est aussi celle de la dernière étreinte avec la mort. « La mort comme la première vie sont toutes deux si étrangement ténébreuses. »
    Desiderio, Signorelli, Van der Weyden précipitent les corps en amas de chair souffrants. La nudité est celle de l’effroi. Les corps martyrisés disparaissent dans les flammes des enfers. L’étreinte macabre déshumanise la chair.
    Chronos dévore ses enfants dans l’obscurité des mythes fondateurs.

    Cette obscurité sensible est celle du livre aux pages noires d’encre, qui met en exergue la sensualité des peintures. Les nuits utérine, terrestre, infernale et mortelle sont les nuits de ce prodigieux ouvrage.
    « Aussi les images immémoriales, magdaléniennes, archétypiques, idolâtres, irrésistibles, hallucinantes, involontaires poursuivirent-elles leur vie nocturne au travers des générations de coïts – de millénaires de coïts – qui sont eux-mêmes des images zoologiques sidérantes inlassables.
    J’éprouvais une joie inlassable à les collectionner.
    Ce livre les rassemble. »
    La Nuit sexuelle est un ouvrage érudit. Mythes, poésie, désir, citations et mystères de la peinture convoquent l'imaginaire. Un livre troublant, d'une grande profondeur.
    Alexandra Morardet



     





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    Pascal Quignard

    par Catherine Argand
    Lire, février 1998

    Un univers sans barrière et sans ordre. C'est là que campe l'auteur de Vie secrète, un écrivain en marge qui parle tantôt comme un bonze tibétain, tantôt comme Colomb découvrant une terre nouvelle.

     Il habite dans une rue où seules les mouches font du bruit, ce qui sied à son tempérament d'anachorète. Pascal Quignard partage un appartement, Paris XIe, avec la femme qu'il aime et qui est au commencement de son dernier livre, Vie secrète (Gallimard), un opus consacré à l'amour et à toutes les formes de relations qui échappent à la médiation sociale. Parler avec cet iconoclaste dont on connaît la passion étymologique (qui n'est que l'envers de sa méfiance à l'égard du langage) semblait une entreprise ardue. Erreur! L'auteur de Tous les matins du monde, des Petits traités et des Escaliers de Chambord parle simplement de choses essentielles. Cet homme déteste l'esprit de système, la transcendance, la pensée établie, les illusions et les conclusions. Il parle comme il écrit, par juxtapositions, en déchirant la langue, en faisant tituber les certitudes pour mettre un peu de chaos dans la tête, redonner un peu de sens aux mots. «Je suis un court-circuiteur. J'aime mettre côte à côte deux choses qui s'enflamment.» Après avoir renoncé au métier d'éditeur qu'il exerçait depuis vingt-cinq ans, Quignard abandonne avec ce livre toute activité littéraire dûment répertoriée. Vie secrète n'est ni un roman, ni un traité, ni un récit, ni un essai, ni une histoire des grandes histoires d'amour, mais tous ces genres à la fois.



    Comment est né ce livre un peu fou et fougueux qui ne ressemble à aucun
    autre?
    Pascal Quignard. Il y a un an, j'ai eu la sensation de mourir lorsque j'ai été hospitalisé d'urgence après une hémorragie. J'écrivais alors un petit traité sur la pensée et un très long roman. En rentrant, je les ai abandonnés tous les deux. J'avais envie de quelque chose d'autre, un livre qui rassemble la pensée, la fiction, la vie, le savoir, comme s'il s'agissait d'un seul corps. Pour la première fois j'ai éprouvé le besoin de donner une sensation de pensée plus émouvante que la seule démonstration intellectuelle.

    Cet abandon des formes classiques - du roman, notamment - est-il irréversible?
    P.Q. Dans ma tête, oui. A l'exception peut-être du conte, ce genre impersonnel et très oral qui raconte à toute allure une histoire plus mythique que romanesque sans qu'il y ait le moindre aperçu intellectuel, la moindre intervention de l'auteur. Je ne supporte pas le fait qu'il y ait des domaines réservés. Pourquoi ne pas profiter de tout? Je crois que de respecter seulement quelques genres littéraires, la fiction, l'essai à une thèse unique, appauvrit la vie, la pensée, le regard qu'on peut avoir sur soi comme sur la société dans laquelle on vit. Avec les histoires qu'elles racontent, des œuvres comme celle de Tchouang-Tseu, la Bible ou la Torah, sont des choses extrêmement fulgurantes pour la pensée. J'ai besoin de tout ça moi aussi, d'user de toutes les formes pronominales que le langage met à notre disposition: le je, le tu, le il, le elle... Je prends tout et je me moque de la question: «Etes-vous un romancier? un poète? un dramaturge?» Je ne veux plus jouer un rôle.

    Quelle mutation, cette hospitalisation!
    P.Q. Ce qui m'est arrivé, ce n'est rien. Une dernière porte à refermer pour écrire ce que je veux comme je veux sans me soucier de ce qu'il faut faire ou ne pas faire.

    C'est la fin des vanités?
    P.Q. Il y a trois ans, j'ai quitté mon métier d'éditeur chez Gallimard, essayé de mener une vie plus authentique, plus refermée, plus secrète. Je crois qu'il m'a fallu le sacrifice d'une démission avec l'inquiétude que cela entraîne pour pouvoir ressentir toute l'excitation de l'indépendance. Je craignais de devenir fou en n'étant plus rattaché à des horaires et à des lieux. Mais non...

    Ne seriez-vous pas en train de prôner le splendide isolement?
    P.Q. Pas du tout. Je ne dis pas qu'il y aurait deux vies, l'une quadrillée, aliénée, et l'autre pas. Je ne crois pas qu'on puisse se débarrasser de la langue qu'on a apprise enfant, que l'on puisse se soustraire au temps et à la société dans laquelle on vit et sans lesquels on n'est rien. Je ne crois pas du tout qu'il faille opposer un état originel et une société monstrueuse. Mais vouloir être le plus individualisé possible, le plus imprévisible possible, ça oui, c'est ce que je veux faire de ma vie. Au plus près, au plus profond de ce que je ressens, entre l'animalité dont je suis issu et la société où je me trouve. Pour moi, ça passe par le retrait, le silence.

    Vous avez toujours été comme ça?
    P.Q. Non, j'ai été très très haut et très très bas. Là, je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie. Même s'il faut se méfier du bonheur. Ce que je cherche, c'est quelque chose comme être en dehors de soi; quelque chose de tragique et de tonique à la fois. J'aime éprouver intensément les choses en vivant, en lisant, oui...

    Est-ce ce que vous appelez vivre dans l'angle mort de la société et du temps?
    P.Q. Il existe des formes de vie, des passages secrets, qui échappent à la médiation sociale. La vie secrète, c'est la vie qui se sépare du monde. C'est ça le sujet de mon livre: comment la lecture libère l'âme de l'éducation, comment la littérature émancipe du langage, comment l'amour extirpe de la famille et du groupe. Ces vies secrètes ont toujours existé, elles existeront toujours même si les sociétés très civilisées, très hiérarchisées semblent éprouver beaucoup de plaisir à dire qu'elles sont indispensables, qu'il n'existe rien en dehors d'elles. Ces vies secrètes, je les ai exhumées pour moi-même. Je ne cherche pas à enseigner quelque chose.

    Que cherchez-vous alors?
    P.Q. A faire sentir ces vies-là, ces passages secrets en refaisant le parcours à zéro, de première main, à partir de l'origine - celle de l'étymologie, celle des contes les plus anciens. J'ai besoin de comprendre ce que veulent dire amour, silence, connivence, désir. J'ai besoin de me répéter ma vie, de comprendre ma vie, de comprendre ce que je ne comprends pas, d'avoir une espèce de langage qui soit irrigué, qui hésite, qui trébuche, qui soit vivant.

    Dans ce livre, vous développez, entre autres, l'idée que l'amour serait la plus radicale des rébellions sociales...
    P.Q. L'amour, celui du couple non marié, non reproducteur, est profondément anti-
    social: il démonétise toutes les autres valeurs, il dénationalise les individus, il se passe de tous les avis - ceux de la famille, ceux des amis -, il provoque... Il existe plusieurs façons d'être ensemble. Certaines, complices de la société, sont marquées par le respect de la hiérarchie, le souci de la représentation. D'autres lui échappent en s'inscrivant dans l'antériorité (la vie utérine), la séparation (l'amour, la littérature) ou le refus de jouer le jeu (l'anachorèse, le retrait). Aussi loin que l'on remonte, tous les rassemblements humains ont été accompagnés de mouvements centrifuges. Il ne faut pas en faire un rousseauisme second, mais c'est beau de découvrir que dans le mot «sanglier» il y a à la fois le mot «singulier» et le mot «solitaire». C'est beau de savoir que le fait de constituer une société à deux contre tous rend toutes les épreuves plus bouleversantes.

    Si l'amour est l'art de faire bande à part, c'est aussi, pour vous, l'expression d'une nostalgie sans cesse recommencée, celle de l'image qui manque, de la figure de la mère, du premier lien...
    P.Q. Les philosophes décrivent les hommes comme étant immédiatement pourvus d'une identité, des hommes qui naîtraient à trente ans, comme Adam et Eve. Ils ne tiennent absolument pas compte de l'existence d'un premier monde puis d'un second, ils ne s'intéressent pas au fait que l'on naisse et que cette naissance fasse cesser un lien inimaginable, originel, obscur et cardiaque. Ce premier monde que les contes situent dans une grotte ou sous l'eau, ce monde d'avant que nous ayons la voix, me fascine profondément. C'est un monde très important pour la musique. J'ai beaucoup travaillé là-dessus, je crois que le chant vient après la basse continue.

    Eprouvez-vous de la nostalgie pour ce premier monde?
    P.Q. Je suis fasciné, pas nostalgique. Toute origine est perdue et pour nous tous. J'ai fait assez de dépressions nerveuses pour savoir qu'une dépression nerveuse, c'est le sentiment d'être englouti de nouveau par une voracité qui n'est rien d'autre que le souvenir confus de ce que nous avons été jadis.

    Ecrire, pour vous, c'est d'abord vivre intensément une expérience personnelle. Qu'avez-vous découvert cette fois?
    P.Q. Je n'avais jamais senti à quel point il est faux de dire que nous sommes des individus hermétiques les uns aux autres, poussant à l'intérieur de nous-mêmes. Regardez un nouveau-né et sa mère, les enfants entre eux, un petit jouant avec des animaux... Celui qui naît n'est pas grand-chose, et c'est précisément pour cela que "ça passe". C'est plus tard que le verrouillage se fait, que nous devenons incommunicables les uns aux autres.

    Pourquoi?
    P.Q. Parce que c'est utile que nous ayons un seul nom, une seule source de revenus, un seul fisc, une seule carte d'identité... En fait, c'est le langage qui divise.

    C'est assez étonnant d'entendre ça dans la bouche d'un écrivain...
    P.Q. C'est vrai, mais le langage lui-même est étonnant. Il est invraisemblable a priori que des enfants puissent apprendre sur les lèvres de leur mère par pur amour une chose aussi compliquée qu'une langue. Une fois qu'ils en sont imprégnés, que tout le pronominal, le social, le généalogique, se sont installés en eux, pouvoir s'en séparer un peu devient extrêmement difficile. Or, le langage est foncièrement lié au désir de domination sociale. Il cherche l'ascendant. Sa fonction est le dialogue et le dialogue, quoi qu'on en dise de nos jours, c'est la guerre.

    Vous êtes en guerre, le langage et vous?
    P.Q. Le langage ne doit pas être le tout, le centre de nous-mêmes. N'oublions pas que nous lui préexistons. A chaque fois que l'on cherche un mot, cela veut dire: «Tu as appris le langage, tu peux l'oublier, tu n'es pas le langage.» C'est une belle expérience.

    Et les mots, vous les aimez?
    P.Q. Je les tiens à distance, c'est un matériau, j'espère ne pas me laisser avoir par eux.

    Vous en faites même un tabou. Pour vous, le silence, l'obscurité et l'insomnie marquent le territoire de l'amour...
    P.Q. Le tabou qui me déroute le plus, c'est celui du sommeil. Les termes «nuit
    blanche», «lune de miel», la scène où Aziza châtre Aziz parce qu'il s'est endormi dans les Mille et une nuits, le fait de dire que, quand on s'aime on ne dort pas, d'être jaloux qu'il y ait des images qui viennent dans la nuit de l'autre. Mais c'est du tabou du langage dont je parle le plus. C'est insupportable quelqu'un qui commence à vous tenir tout un baratin sur l'amour qu'il vous porte, cela me fait venir de sérieux doutes. Le tabou du langage, c'est celui qui me touche le plus pour des raisons psychiatriques, personnelles, mais...

    Vous faites allusion aux périodes d'autisme que vous avez connues à dix-huit mois, puis à seize ans?
    P.Q. Oui.

    Qu'exprimaient-elles?
    P.Q. Demandez à un anorexique la raison pour laquelle il ne mange pas. C'est une raison en acte. C'est une raison absolue. Ce que je sais, c'est qu'on ne demande pas aux humains s'ils acceptent de parler ou non. Il faut y consentir, comme se vêtir. Or, on ne peut pas apprendre quand on ne veut pas apprendre, c'est évident. Il y a une hystérie en moi qui fait que je suis puni de parler depuis longtemps, c'est évident. Hier je donnais un cours et, au bout d'une heure, je n'avais plus de voix. Ça fiche le camp, ce n'est pas volontaire, j'en ignore la raison.

    Comment peut-on se taire à dix-huit mois? En pleurant?
    P.Q. En refusant d'apprendre à parler, en refusant de manger. Toutes ces choses-là, j'en parlerai, mais pas maintenant... Ce silence, c'est sans doute ce qui m'a décidé à écrire, à faire cette transaction: être dans le langage en me taisant. Ce que le langage oral ne peut dire, voilà le sujet de la littérature. La lecture aussi, c'est être dans le langage en se taisant. Vous ne pouvez pas savoir quelle joie la lecture me procure, une joie constante qui ne peut pas être amoindrie. S'envoler hors du temps, hors du monde, hors du pouvoir, chuchoter d'entente avec un autre, même à trois mille ans de distance, même dans une autre langue. Je suis claustrophobe, alors, pour moi, il n'y a pas d'espace qu'on ne puisse explorer. Lire et être curieux, c'est la même chose. On comprend des choses extraordinaires de profondeur en lisant, on se retrouve de connivence avec des civilisations très lointaines. Je n'ai pas dit qu'on comprenait la vérité, mais on comprend des choses. Pour moi, c'est extatique, comme la musique.

    Pourquoi ne pas avoir choisi la musique plutôt que la littérature?
    P.Q. J'ai joué du piano, de l'orgue, du violon, de l'alto, du violoncelle, mais je n'étais pas assez doué. Je continue, il m'arrive même d'écrire des opéras.

    Que vous apporte la musique que ne vous apporte pas l'écriture...?
    P.Q. Le corps est pris, convoqué par la musique. Il y a un ici mystérieux dans la musique qui n'existe pas dans le langage. Pour autant, j'aime bien la théorie de Claude Lévi-Strauss. Pour lui, la musique, qui suppose le langage chez l'homme, le détruit. Pourquoi? parce qu'elle est un langage dépourvu de signification. Cela veut dire qu'il n'y a aucune différence entre écrire un livre silencieux et faire de la musique. Dans les deux cas, vous détruisez le langage signifiant commun. Un livre doit être un morceau de langage déchiré, un morceau que l'on arrache à la parole.

    Même si vous déchirez, n'êtes-vous pas, à force de lire, un archéologue du savoir?
    P.Q. Savez-vous que la profondeur du temps est l'une des marques de ce siècle? Aujourd'hui, nous disposons d'une quantité incroyable de livres et de travaux dont je profite peut-être plus qu'un autre dans la mesure où je travaille à une forme de récapitulation de l'histoire humaine. Lascaux a été découvert en 1940. Il y a cent ans, il était inconcevable de remonter aussi loin dans la préhistoire. Dans d'autres sociétés on ne va que jusqu'à son grand-père, on ne connaît les choses qu'à travers deux ou trois générations, aussitôt après on saute dans le mythe. Nous, nous possédons un domaine d'enracinement, d'intelligibilité, dont l'amplitude n'a jamais été aussi grande. La profondeur du temps est devenue une espèce d'énorme divinité qui a remplacé tous les dieux.

    Quelles sont pour vous les autres marques de ce siècle?
    P.Q. Ce qui a beaucoup compté pour moi, c'est la destruction de l'idée d'humanité pendant la Seconde Guerre mondiale. La Shoah n'est comparable à aucun autre moment de l'histoire. Si je me suis mis à travailler sur le monde romain, c'est justement à cause du nazisme et de ses effets à longue durée.

    Ah bon?
    P.Q. Mais oui, c'est un peu fou de croire que j'ai le culte de l'Antiquité. Vous savez par exemple pourquoi j'ai écrit Les tablettes de buis d'Apronenia Avitia? Parce que l'indécence et la crudité d'expression des Romains m'enchantent bien plus que le roman psychologique du XIXe siècle. Bref, asservir des masses entières est un pouvoir qui est né dans les mondes romains, qui s'est prolongé par l'Eglise catholique, puis par la rénovation des Empires, jusqu'au deuxième Reich. J'ai longtemps cru qu'il n'y avait que ça qui marchait: fasciner, diviser pour régner, asservir. C'est pour cela qu'en découvrant, avec ce livre, que le désir représente une alternative à la fascination, j'étais si heureux. Le désir, c'est l'écart, l'attente. Comprenez-moi, tout ça ce sont des images pour pouvoir nous évoquer nous-mêmes. Ça déchire un peu des choses toutes faites en nous. Mieux vaut être titubant qu'assis...

    Ce refus de s'asseoir n'est-il pas contradictoire avec la maîtrise de soi que vous prônez à la fin du livre?
    P.Q. Je ne sais pas quoi vous répondre. J'ai très peu de maîtrise de moi. Je ne sais pas pourquoi j'ai tellement démissionné, pourquoi je suis tellement parti, tout le temps... Ce livre-là encore, c'est une certaine façon de ne pas rentrer dans le rang, de ne pas avoir une reconnaissance sociale, de ne pas pouvoir prétendre à un prix littéraire. Mais quoi que ça vaille, je suis fier de l'avoir écrit, d'être le plus vivant, le plus périphérique possible. On ne peut pas toujours justifier ce qu'on fait. Vous pourriez poser la même question à l'espèce. Qu'est-ce qui a fait que l'humanité pendant quatre-vingt-dix mille ans n'a cessé de bouger et que maintenant on nous rebat les oreilles d'autochtonie, de nationalité?

    Vous êtes féroce avec l'époque, dont vous stigmatisez «les prescriptions collectives de positivité» ...
    P.Q. La férocité ne vient pas de celui qui écrit mais du siècle lui-même. Je ne suis pas président de la République, je n'ai pas à représenter la société, je n'ai pas ce délire-là. Mais je trouve que c'est se moquer des souffrances de ce monde que de dire que tout doit aller bien, «en route pour le ''happy end"! ...» J'ai cru longtemps, comme l'idéologie dominante l'énonce, que le fait de flotter, de vivre avec la mort, ça n'allait pas du tout. On en a presque fait un péché. Or, j'ai découvert que c'est très vivable, qu'il y a même une forme de joie dans la mélancolie.

    Vous feriez l'éloge de la mélancolie?
    P.Q. Je n'en fais pas l'éloge, je ne pense pas comme ça. Mais cela change énormément la vie de pouvoir dire un bonjour de compagnie à l'angoisse d'un matin ou de répondre à l'insomnie d'une nuit: «Très bien, je vais travailler.» On peut rester sauvage, on n'a pas besoin de se domestiquer autant, de souscrire au devoir de bien se porter, de dormir chaque nuit, de ne pas être angoissé. Il y a des gens qui consultent pour des tas de maux qui n'existent pas.

    Vous refusez toute vertu à la psychologie?
    P.Q. Je n'aime pas croire que nous sommes des petits sujets bouchés. Il y a ça dans la psychologie: pas de société, pas d'acquisition. Or, nos déboires ne naissent pas de là. Au début, nous ne sommes pas des petites âmes, des petits narcisses. Nous sommes des petits chiens, des petits chats, des éponges infectées par la langue et la société. Ce qui est en cause dans la démantibulation d'un cerveau, c'est notre dépendance linguistique et sociale. Les perturbations qu'elle peut induire dans le corps peuvent revêtir, bien sûr, un caractère psychologique. Mais si ce qui fait mal en nous, c'est le lien social, si rien ne se révolte contre lui, si tous ces procédés - les médicaments, les assurances sociales - arrivent à débrancher complètement la révolte, on ne rompra pas la cause du mal. Il y a aujourd'hui une inhibition de l'émeute qui me paraît anormale...

    N'avez-vous pas le sentiment d'être un antimoderne?
    P.Q. Ce n'est pas être antimoderne que de récuser le clivage politique actuel qui nous donne à choisir entre un je égoïste et libéral et le nous délicieux et plein de compassion du socialisme. Je déteste ce qui se fige sur une position. Je déteste les choses entendues, prévues...

    Vous aimez haïr?
    P.Q. Si on aime aimer, on aime autant haïr. C'est une passion tout aussi puissante et cela ne me paraît pas grave du tout même si c'est mal vu. Dans la philosophie, ce que je hais, c'est le fait qu'on ne puisse pas dire «je», le fait que cela s'apparente à un enseignement social. Maintenant d'ailleurs, on vire au comique avec la pensée citoyenne qui cherche à transformer le pronominal simple - le je, le tu - en nous social. De la même façon, je hais l'histoire lorsqu'elle est un discours de ce qui aurait pu réussir et qui n'a qu'un sens, qui va d'amont en aval. Cela aussi, ça me paraît être une énorme entreprise mythologique, mythifiante. Si j'exhume des inconnus, c'est pour remettre en cause une lecture de l'histoire. Pour faire vaciller les certitudes. Pas pour dire que je donne une lecture de l'histoire. Je ne saurais pas vous dire pourquoi la lecture non univoque de l'histoire, le fait de laisser à l'état libre et non confisqué quelque chose, me donne tant de joie... mais je pense que ça en donne peut-être aussi à autrui.

    Si je ne me trompe, vous avez fait des études de philosophie?
    P.Q. De 1966 à 1968 avec Emmanuel Levinas et Paul Ricœur. Et c'est justement la recherche d'un sens pour tout, la redingote philosophique en plein Mai 68, qui m'en a éloigné.

    Vous ne croyez donc à aucune transcendance?
    P.Q. Aucune.

    Et la question du sens, vous en faites quoi, vous la court-circuitez elle aussi?
    P.Q. Je déteste qu'on attende du réel quelque chose comme un sens. C'est déjà une façon de tricher avec le monde. L'altérité me paraît bien plus proche de ce que la vie offre à vivre que cette question. Le sens, c'est toujours orienter l'action ou le temps dans une seule direction imposée par un groupe qui se considère comme le meilleur. Réclamer du sens, c'est faire surgir un monde trop sémantique, trop orienter, c'est faire de l'autre en tant qu'être différent un ennemi, c'est vouloir l'exterminer. Tandis que prôner un monde uniquement anxieux de l'autre, c'est une façon d'accueillir un réel bien plus dynamique. Les sociétés perdues et perplexes ne posent pas de problème. Apporter du sens, c'est se boucher la vue. Si l'on vit avec quelqu'un que l'on aime, si on lui dit: «C'est pour ça que je t'aime, voilà le sens de mon amour», il faut fuir car c'est déjà de la trahison. On n'est pas pour une raison avec quelqu'un, on est face à lui, face à son étrangeté. Le fait de se réunir sur ce qu'on ignore de l'autre est pour moi bien plus important que de prétendre connaître quelque chose de l'autre.

    Est-ce pour cette raison-là que vous n'employez jamais le futur?
    P.Q. Je ne crois pas que le futur soit une dimension du temps. Le futur à mes yeux pourrait être, si possible, extraordinairement mince pour être le plus neuf, le moins préparé, le moins passé possible. Les religions millénaristes ou les dimensions prophétiques ou n'importe quoi de ce genre, c'est atroce, c'est la main qui met le passé sur l'avenir. Je n'aime pas du tout l'avenir sur lequel il y a de la mainmise.

    Comment, précisément, vous représentez-vous le temps?
    P.Q. Je vois ça comme un corps immense dont les yeux sont le présent et qui avance sur le vide le plus total. Là, au moins, il y a de l'avenir! Plus l'avenir est défini, plus c'est du passé qu'on essaye de nous injecter. A l'inverse, nous ne pouvons pas être si nous nous ignorons. Les Japonais disent que le jadis, c'est le maintenant. Méconnaître le passé de l'histoire, les conditions de nos existences, de la sexualité, c'est comme vivre sans corps. Vivre les yeux fermés, recourir à des narrations positives, ce n'est une chance pour personne. Ce siècle le prouve. Magnifiquement.


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    Extraits

    "Tout ce qui a été étalonné dans la dépendance première tend à refluer vers l'empreinte qui l'attire sans finir. Nous ne nous éloignons jamais complètement de nos mères. Nous restons dans les jupes du temps, de la langue des premiers jours, des nourritures découvertes alors, des formes des corps et des expressions des visages subis dans ces premiers moments du monde en nous. ... Nos vies sont fascinées par l'acte où elles ont pris naissance. Par leur source. Par l'aurore. Par la première aurore qui nous découvrit la lumière et qui nous éblouit. ... Amour vient d'un vieux mot qui cherche la mamelle. ... Amor est un mot qui dérive de amma, mamma, mamilla. Mammaire et maman sont des formes presque indistinctes. L'amour est un mot proche d'une bouche qui parle moins qu'elle ne tête encore spontanément en avançant ses lèvres dans la faim."

    « Cette femme que j’ai aimée il y a des années, il y a même des dizaines d’années, ne vit plus dans ce monde – ni dans aucun autre – mais quelque chose qui est son corps circule encore dans le mien. Cette trace vivante est domiciliée dans le corps qui répond à l’appel de mon nom. Plus encore que l’âme qui s’en détache peut-être comme un écho, tout corps aimé est à demeure dans le corps où il n’a fait, dès le premier instant où sa forme s’est consentie dans l’emprise, que retrouver la place qui le guettait. »


    « La vie fut d’abord à elle-même son expression. La chair qui la manifeste et qui la reproduit est demeurée son seul véritable visage. Les mots ne constituent pas un visage. La vie peut se passer du langage. La parole est un luxe sans lequel la vie est possible. Quand nous parlons, ce n’est pas la source qui parle : c’est nous qui l’ornons ou qui par elle formons écran, par nos propres détours et notre propre diffluence, à ce qui l’inventa. L’étendue immense de la mer dissimule la source minuscule et fraîche qui la contint et la contient toujours au haut de chaque montage. Nous flétrissions alors à l’avance ce qui allait s’épanouir dans un acte étrange.

    C’est en quoi la parole est encore plus inutile qu’elle n’est néfaste, ce qui n’est que l’évidence. »

    Si parler est un moyen d’investir autrui et d’en coloniser la maison intérieure, la cavité intérieure – l’âme – avec sa pensée, par une substance presque immatérielle de soi, on ne peut envisager de s’approcher de l’autre en parlant de soi à son oreille.

    Le silence permet d’écouter et de ne pas occuper l’espace qu’il laisse nu dans l’âme de l’autre. Seul le silence permet de contempler l’autre. En se taisant ni l’un ni l’autre ne se retranchent derrière sa pensée ni ne posent le pied sur le continent de l’autre patrie. Dans le silence, devenant un étranger devant l’étranger, ils deviennent intimes. Cet état est celui de l’étrangeté intime. Dans la vraie étreinte on découvre que le corps parle une langue étrangère extraordinairement mutique. En parlant on ne la comprend pas. Mais si on l’écoute, on apprend l’autre.

    « … nous avions tant parlé. … parlé interminablement de nous-mêmes nous avait repoussés dans une solitude, un souci de soi qu’aucun soi au fond de nous ne mérite, une vraie misère, une pose misérable.
    Nous devenions des mensonges à force de prétendre être sincères.
    Nous nous attachions absurdement aux mots ou aux jugements que nous prononcions. Nous nous enfiévrions de ce que l’autre disait de lui-même pour en tirer des avantages dont l’usage était pervers.
    Le langage aime contredire. Non seulement le langage aime contredire : le langage rend impatient de parler. Il cherche l’ascendant. Sa fonction est le dialogue et le dialogue, quoi qu’on dise de nos jours, c’est la guerre. C’est une guerre verbale, la place d’un duel physique. Les chefs ont toujours plus que tout aimé le langage.
    Jusqu’à l’audition elle-même du langage, qui exige les yeux ouverts, c’est-à-dire qui détachent de tout ce qui est ressenti. »

    « Le silence est comme un chiffon humide : il ôte la poussière sans qu’il la fasse voler »

    P. Quignard - Vie secrète
    출처 au fil de soi

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    bruit la fontaine

    vous couteaux aiguisés de prière,
    de blasphème, de prière,
    de mon
    silence.

    Vous mes paroles, qui vous estropiez
    avec moi, vous
    mes paroles droites.

    Et toi :
    toi, toi, toi,
    de vérité chaque jour plus vraie
    écorché, mon plus-tard
    des roses – :

    Combien, ô combien
    du monde. De
    chemins.

    Aile, tu es béquille. Nous ––

    Nous chanterons la chanson d’enfant, celle,
    entends-tu, celle
    avec les « hom », avec les « mes », avec les hommes, oui, celle
    avec la broussaille, avec
    la paire d’yeux, qui restait prête là-bas :
    larme-et-
    larme.

    Paul Celan, La Rose de Personne, traduction de l’allemand et postface de Martine Broda, édition bilingue, Points Poésie, 2007, p. 58 et 59



    rauscht der Brunnen

    Ihr gebet-, ihr lästerungs-, ihr
    gebetscharfen Messer
    meines
    Schweigens

    Ihr meine mit mir ver-
    krüppelnden Worte, ihr
    meine geraden.

    Und du :
    du, du, du
    mein täglich wahr- und wahrer-
    geschundenes Später
    der Rosen–:

    Wieviel, o wieviel
    Welt. Wieviel
    Wege.

    Krücke du, Schwinge. Wir ––

    Wir werden das Kinderlied singen, das,
    hörst du, das
    mit den Men, mit den Schen, mit den Menschen, ja das
    mit dem Gestrüpp und mit
    dem Augenpaar, das dort bereitlag als
    Träne-und-
    Träne.





    Paul Celan dans Poezibao


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