Extraits
"Tout ce qui a été étalonné dans la dépendance première tend à refluer vers l'empreinte qui l'attire sans finir. Nous ne nous éloignons jamais complètement de nos mères. Nous restons dans les jupes du temps, de la langue des premiers jours, des nourritures découvertes alors, des formes des corps et des expressions des visages subis dans ces premiers moments du monde en nous. ... Nos vies sont fascinées par l'acte où elles ont pris naissance. Par leur source. Par l'aurore. Par la première aurore qui nous découvrit la lumière et qui nous éblouit. ... Amour vient d'un vieux mot qui cherche la mamelle. ... Amor est un mot qui dérive de amma, mamma, mamilla. Mammaire et maman sont des formes presque indistinctes. L'amour est un mot proche d'une bouche qui parle moins qu'elle ne tête encore spontanément en avançant ses lèvres dans la faim."
« Cette femme que j’ai aimée il y a des années, il y a même des dizaines d’années, ne vit plus dans ce monde – ni dans aucun autre – mais quelque chose qui est son corps circule encore dans le mien. Cette trace vivante est domiciliée dans le corps qui répond à l’appel de mon nom. Plus encore que l’âme qui s’en détache peut-être comme un écho, tout corps aimé est à demeure dans le corps où il n’a fait, dès le premier instant où sa forme s’est consentie dans l’emprise, que retrouver la place qui le guettait. »
« La vie fut d’abord à elle-même son expression. La chair qui la manifeste et qui la reproduit est demeurée son seul véritable visage. Les mots ne constituent pas un visage. La vie peut se passer du langage. La parole est un luxe sans lequel la vie est possible. Quand nous parlons, ce n’est pas la source qui parle : c’est nous qui l’ornons ou qui par elle formons écran, par nos propres détours et notre propre diffluence, à ce qui l’inventa. L’étendue immense de la mer dissimule la source minuscule et fraîche qui la contint et la contient toujours au haut de chaque montage. Nous flétrissions alors à l’avance ce qui allait s’épanouir dans un acte étrange.
C’est en quoi la parole est encore plus inutile qu’elle n’est néfaste, ce qui n’est que l’évidence. »
Si parler est un moyen d’investir autrui et d’en coloniser la maison intérieure, la cavité intérieure – l’âme – avec sa pensée, par une substance presque immatérielle de soi, on ne peut envisager de s’approcher de l’autre en parlant de soi à son oreille.
Le silence permet d’écouter et de ne pas occuper l’espace qu’il laisse nu dans l’âme de l’autre. Seul le silence permet de contempler l’autre. En se taisant ni l’un ni l’autre ne se retranchent derrière sa pensée ni ne posent le pied sur le continent de l’autre patrie. Dans le silence, devenant un étranger devant l’étranger, ils deviennent intimes. Cet état est celui de l’étrangeté intime. Dans la vraie étreinte on découvre que le corps parle une langue étrangère extraordinairement mutique. En parlant on ne la comprend pas. Mais si on l’écoute, on apprend l’autre.
« … nous avions tant parlé. … parlé interminablement de nous-mêmes nous avait repoussés dans une solitude, un souci de soi qu’aucun soi au fond de nous ne mérite, une vraie misère, une pose misérable.
Nous devenions des mensonges à force de prétendre être sincères.
Nous nous attachions absurdement aux mots ou aux jugements que nous prononcions. Nous nous enfiévrions de ce que l’autre disait de lui-même pour en tirer des avantages dont l’usage était pervers.
Le langage aime contredire. Non seulement le langage aime contredire : le langage rend impatient de parler. Il cherche l’ascendant. Sa fonction est le dialogue et le dialogue, quoi qu’on dise de nos jours, c’est la guerre. C’est une guerre verbale, la place d’un duel physique. Les chefs ont toujours plus que tout aimé le langage.
Jusqu’à l’audition elle-même du langage, qui exige les yeux ouverts, c’est-à-dire qui détachent de tout ce qui est ressenti. »
« Le silence est comme un chiffon humide : il ôte la poussière sans qu’il la fasse voler »
P. Quignard - Vie secrète
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