Critique

Annie Ernaux : dans la lumière du passé


LE MONDE DES LIVRES | 07.02.08 | 11h30  •  Mis à jour le 07.02.08 | 11h30




Pour ceux qui douteraient encore de la place qu'occupe Annie Ernaux dans la littérature française - l'une des premières -, on ne saurait trop conseiller la lecture de ces Années qui s'offre, tant par l'ampleur du projet que par la tenue d'écriture, comme une magistrale plongée dans le temps et la mémoire d'une femme sur plus de soixante ans. Et aussi comme le point incandescent d'une oeuvre et d'une démarche exigeantes qui ne cessent depuis trente ans d'explorer le réel au plus près des mots et des sensations, seuls critères pour elle d'écriture et de vérité (1).















Extrait


"La photo en noir et blanc d'une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l'autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars de Cinémonde ou la publicité de l'Ambre solaire, d'échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d'une robe et indiquent le caractère exceptionnel pour cet enfant d'un séjour ou d'une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-mer."



Les Années (pp. 34-35.)




[-] fermerLorsqu'on écoute Annie Ernaux raconter la genèse de ce livre - dont elle avoue ne pas être encore sortie ("Ce livre est devant moi"), mais aussi sa longue quête pour trouver la forme juste, ainsi que la peur qui l'a saisie lors de la rédaction, on mesure toute l'importance que ce "livre rêvé", ce livre d'une vie, pourrait-on dire, a prise dans son parcours d'écrivain. Car, derrière le titre très woolfien ("une simple coïncidence", précise-t-elle), se dévoile un projet qui vient de loin. Bien avant les premières phrases du prologue, rédigé en 1985.


En effet, c'est à la fin des années 1960, "point de basculement" où son regard se tourne vers le passé, que s'ébauche l'idée un peu floue d'écrire l'histoire d'une femme. "Je n'avais pas vraiment vécu (elle est née en 1940), dit-elle dans un éclat de rire sonore. Surtout, je ne possédais pas à cette époque les outils d'écriture et de pensée nécessaires. Je n'avais alors que le désir." Un désir qui devient image lorsqu'elle découvre peu après le tableau de Dorothea Tanning, intitulé Anniversaire. Celui-ci représente une femme nue devant une enfilade de portes entrouvertes. Tout à la fois métaphore et "fil rouge" des Années, ce tableau va la guider dans une recherche formelle qui, de livre en livre, se précise. "Même lorsque je composais d'autres livres, il était là, tout autour. A sa manière, il les a tous irrigués."

C'est ainsi que, après deux romans (Les Armoires vides et Ce qu'ils disent ou rien (2)), elle abandonne la fiction et trouve ce ""je" transpersonnel" qui la caractérise pour composer La Place et Une femme, deux récits "autosociobiographiques" sur son père et sa mère. "Grâce à ce "je" distancié, j'ai débuté une ébauche de ce que je nommais alors Histoire. Puis, je l'ai abandonné, car je ne parvenais pas à trouver la forme pour raconter la vie d'une femme, dire le monde et les faire fusionner." Pour autant, portée par cette "vision", Annie Ernaux note ses recherches sur un carnet, continue d'écrire, notamment Passion simple - l'un de ses plus beaux livres - et La Honte, qu'elle considère aujourd'hui comme des introductions aux Années. Finalement, c'est à l'été 2002, soit près de trente ans après la première sensation, qu'elle se lance. "Je me suis dit qu'il fallait que je le fasse. Je m'étais donné pour cela jusqu'à Noël. C'est à cette date que j'ai appris que j'avais un cancer du sein. Il n'était plus temps alors de se poser des questions, j'étais dans l'urgence. J'ai continué en me disant que j'y arrive ou non, que je guérisse ou non peu importe, je continue, je continue..."

Si dans ce "roman total" (titre initial du projet), elle relate son entrée dans l'écriture pour repousser la folie, mais aussi ses recherches formelles, ses interrogations, l'urgence de dire qui la "ravage", l'urgence de "sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus", étrangement ses autres livres sont absents. "Je ne voulais conserver que la vie, explique Annie Ernaux. Pour avoir été malade, je sais à présent que sur mon lit de mort je ne me souviendrai que du monde et des choses de la vie. Les livres, eux, ont doublé mon existence."

Une vie traversée d'images, de sensations et de tous les langages qui la constituent. Langage des origines et du monde paysan, du café-épicerie tenu par ses parents à Yvetot en Normandie ; langage scolaire et universitaire (elle a enseigné la littérature), langage politique et social... "Je ne suis faite que de cela...". Et c'est avec ces matériaux sensible, visuel, oral qu'Annie Ernaux - aidée de ses journaux intimes ou d'écriture, de photos, de films - a pu plonger littéralement en elle, s'immerger dans sa mémoire plurielle pour tracer au plus juste le destin d'une femme dans l'Histoire.

Un destin scandé par douze photos (non reproduites) qui, de l'enfance aux prémices de la vieillesse, fixent sur le "elle" impersonnel le passage des années, des époques et du temps. Celui d'une enfance modeste qui grandit sur les décombres de la deuxième guerre mondiale ; celui d'une adolescence marquée par l'ennui, la honte d'un corps "poisseux" et gauche ; celui d'une jeune épouse qui s'embourgeoise ; celui encore d'une mère lasse, d'une femme gelée ; d'une amante courant après un désir trop longtemps réfréné. D'une femme d'âge mûr entourant de ses bras sa petite fille...

En écho à ces marqueurs historiques, qui disent les changements physiques, sociaux, les codes vestimentaires mais aussi le lien et la transmission, résonnent les conversations des déjeuners du dimanche où, en moins d'une décennie, les récits des origines et de guerres, de privations et de malheurs qui ont façonné la petite fille seront emportés par les préoccupations plus matérielles, société de consommation et de divertissement oblige.

D'un passé qui se fixe à un autre qui s'efface dans l'oubli et la perte ; de l'individuel au collectif, du "elle" au "on" ou au "nous", ainsi Annie Ernaux convoque-t-elle toutes ses mémoires. Qu'il s'agisse de la mémoire orale à travers les expressions, réclames, graffitis, insultes ou jeux de mots ; la mémoire matérielle avec les objets du quotidien (transistor, téléphone, télévision, Internet...) qui chamboulent une société de plus en plus avide d'acheter et de consommer ; la mémoire sociale et politique pour cette "transfuge de classe" grandie sous de Gaulle, qui connaîtra l'effervescence et les désillusions de ces jolis mois de mai (1968, 1981)... ; ou encore la mémoire culturelle et populaire à travers chansons, films, romans, essais (Le Deuxième Sexe en tête) ; et bien évidemment sa mémoire féminine et féministe, avec ses jougs et ses contraintes, ses douleurs, ses meurtrissures, ses hontes, ses combats et ses victoires.

Précises, précieuses - en ce qu'elles renvoient chacun à ses propres réminiscences -, elles se croisent, s'entrelacent, se choquent, se bousculent, s'embrassent dans une même geste pour composer au final une somptueuse "autobiographie impersonnelle". Un roman total traversé de phrases sèches, froides et crues que vient recouvrir une patine nouvelle. Celle du temps qui passe avec ses sensations, ses souvenirs, ses joies, ses oublis et son désir farouche de sauver. Celle d'une coulée de lumière mélancolique et grave qui fait de ces Années l'un des plus beaux livres de cette singulière mémorialiste.

 


 


LES ANNÉES d'Annie Ernaux. Gallimard, 242 p., 17 €.
(1) L'Ecriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Stock, 2003).
(2) Tous les livres d'Annie Ernaux ont été publiés chez Gallimard et en "Folio".

Sur LCI
Retrouvez Annie Ernaux dans "Le Monde des livres", l'émission littéraire hebdomadaire présentée par Florence Noiville. Diffusion : jeudi 7 février à 13 h 40. Rediffusions : vendredi 8 à 15 h 10, samedi 9 à 16 h 40 et dimanche 10 à 13 h 10.




Christine Rousseau
Article paru dans l'édition du 08.02.08.
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http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/02/07/annie-ernaux-dans-la-lumiere-du-passe_1008393_3260.html

 

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