Philippe Lacoue-Labarthe
Agonie terminée, agonie interminable PHILOSOPHIE
Sur Maurice Blanchot
Dans l’une de ses Fictions, « Le miracle secret », Borges imagine la mort étrange de cet écrivain
pragois, « auteur de la tragédie inachevée Les Ennemis, d’une Défense de l’éternité et d’un examen
des sources juives indirectes de Jakob Boehme », que la Gestapo arrête en mars 1939 et
condamne, au seul prétexte qu’il est juif et qu’on l’a dénoncé comme tel, à être passé par les
armes. La nuit qui précède son exécution, il a rêvé que la voix même de Dieu lui accorde le temps
nécessaire pour achever son travail. Le lendemain à l’aube, « au moment voulu », c’est-à-dire
entre le moment où les soldats du peloton braquent leurs fusils sur lui, la main de l’officier se lève
pour ordonner le feu, et celui de la décharge mortelle – dans cet instant très bref mais
immensément long, presque une éternité –, le temps de l’« univers physique » est comme
suspendu, l’écrivain remanie et mène à son terme le texte, en hexamètres, du dernier acte de sa
pièce : il accomplit en secret son « oeuvre », à jamais pourtant inachevée.
À la considérer sous l’angle de son ultime « récit » publié, L’Instant de ma mort (1994), et d’un
énigmatique fragment « autobiographique » antérieur (« (Une scène primitive ?) »), on est peutêtre
en droit d’estimer que le conte de Borges emblématise assez bien l’oeuvre « désoeuvrée » de
Blanchot, tout entière écrite ou réécrite, achevée inachevable, dans le temps incommensurable
qui sépare le 20 juillet 1944, date à laquelle il faillit être fusillé par les nazis (ou telle journée de
l’hiver 1914 ou 1915, qui fut celle d’une extase enfantine) et la mort désormais survenue le
20 février 2003 : le temps atemporel de l’agonie native et de la mort immémoriale, « impossible
nécessaire », qui aura autorisé la dernière méditation de celui qui avait interrogé sans relâche la
Littérature ou l’Écriture dans sa possibilité même.
Les deux parties qui composent ce livre, elles-mêmes divisées en divers essais plus ou moins
brefs, tentent de proposer une lecture de ces deux textes. Plus exactement, elles les interrogent,
pour mettre à l’épreuve ce qui, à travers la hantise du « mourir », s’est joué quant aux catégories
majeures de la fiction et du mythe, du testimonial et du testamentaire, de l’aveu et du secret, de
la non-présence à soi et du retrait, de l’autre (éthique) et de l’être-ensemble (politique), etc. ;
mais surtout quant à ce qu’il faut bien se résoudre à nommer l’écriture posthume de Blanchot

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