Nouveaux partages du sensible
Le Spectateur émancipé de Jacques Rancière
Jacques RANCIERE

date de publication : 02/12/2008 // 4294 signes

Dans le cadre de ses rencontres mensuelles au Point Ephémère Mouvement invite Jacques Rancière, le 16 décembre, pour une discussion autour de son dernier essai, Le Spectateur émancipé et pour débattre de la critique. A cette occasion, mouvement.net vous propose de relire la chronique que Pierre-Yves Macé lui avait consacrée, parue Mouvement n°49.

D’un livre au suivant, Jacques Rancière poursuit et affine une intense réflexion critique dont le point de mire est l’articulation entre politique et esthétique et le débrouillage des idées reçues qui caractérisent le commun des discours s’y rapportant. Au cours des cinq essais qui composent Le Spectateur émancipé, le philosophe excelle, comme toujours, à mettre dos à dos les idéologies qui se proclament opposées, à dynamiter les faux débats qui animent les cercles intellectuels dominants, à dresser les complexes généalogies de questions soi-disant contemporaines. Mais il le fait en contournant (avec succès) la posture intellectuelle qui est précisément la cible principale du Spectateur émancipé : celle du « pédagogue abrutissant », dont l’enseignement repose sur la logique d’une identité entre l’émis et le reçu, sur l’idée que « ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend ». Cette posture est, nous dit Rancière, beaucoup plus répandue dans le champ de l’art que ce que son apparente désuétude pourrait laisser croire. Un certain nombre d’œuvres contemporaines se donnant comme explicitement politiques se voient, jusque dans leur refus de tout didactisme, marquées par le postulat implicite d’une continuité entre les intentions de l’artiste (cause) et l’expérience du spectateur (effet), tendues vers la chimère d’une identité entre le moment poétique (l’opération artistique) et le moment esthétique de la réception. Tout à fait indépendamment des messages politiques qu’il soutient, un tel principe apparaît comme policier au sens où il envisage le commun artistique selon la logique d’une distribution fixe des places, en vertu de l’ordre dicté par les capacités, incapacités, savoirs et ignorances de chacun. Tout aussi policière serait pourtant la position en apparence inverse qui entendrait liquider les séparations qu’induirait le dispositif spectaculaire même afin de rendre la communauté (fusionnant artiste et spectateur) à elle-même : le théâtre communiel d’un côté, de l’autre, l’art plastique s’envisageant dans son dépassement vers le réel. Le topos persistant du spectateur comme individu passif, aliéné, imbécile, fait ici le jeu d’une certaine dérive de la pensée critique : désormais que les rêves d’émancipation propres aux années 1970 se sont dissipés, celle-ci renoue avec son paradoxal fondement contre-révolutionnaire, avec une certaine « haine de la démocratie » faisant le bonheur de la technocratie et du pouvoir oligarchique des experts. A un tel (double) règne du consensus comme accord scellé entre le sens (sensible) et le sens (interprétatif), Rancière oppose, exemples brillamment décrits à l’appui, un art comme lieu politique de dissensus, comme scène où se confrontent différentes manières de découper le réel selon ses (in)visibilités, ses (in)dicibilités, remettant en jeu de nouveaux « partages du sensible ». Le concept de « pensivité » de l’image que Rancière propose dans l’essai final éponyme est exemplaire à cet égard tant il se définit à partir d’une indécidabilité essentielle, comme « jeu d’écart entre plusieurs fonctions-images présentes sur la même surface ». Mais son traitement, ici trop lapidaire (ainsi la critique, annoncée, mais oubliée en cours de route, de la distinction benjaminienne entre valeur cultuelle et valeur d’exposition), laisse espérer qu’une étude à venir, plus conséquente, saura pleinement lui rendre justice. Assurément il se joue là quelque chose d’essentiel dans une entreprise philosophique d’autant plus admirable qu’elle est unique dans le paysage intellectuel français (les dernières pages, magistrales, des « Mésaventures de la pensée critique » frappent autant par l’évidence de ce qu’elles disent que par le fait étonnant que personne d’autre ne tienne un tel discours aujourd’hui), celle consistant à réhabiliter, par-delà les méfiances qu’elle aura pu susciter, une certaine idée de l’utopie émancipatrice.

> Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, éditions La Fabrique, 146 pages, 13 euros.

Photo Une : Jacques Rancière. D.R.


Pierre Yves MACE

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TEXTE D'ANALYSE
L'intermittence et la question du sensible
Texte de Jacques Rancière

source : Les éditions du mouvement // date de publication : 10/07/2003 // 2780 signes

Pour le philosophe, dans le mouvement même des intermittents, ce n'est pas aux seuls artistes de la profession de s'approprier la question du sensible

Il est dans la logique du pouvoir d'assigner chacun à ce qui lui est attribué comme place. Cette logique détermine ainsi un certain partage du sensible, c'est-à-dire une répartition de ce qui revient à chacun en fonction de sa place. Le partage du sensible, c'est donc tout d'abord un repérage des identités (lesquelles passent avant tout par les catégories socio-professionnelles, telles que "intermittents" ou même "artistes"), une distribution des visibilités et des modes de parole en fonction des lieux dans lesquels tel ou tel comportement, telle ou telle prise de parole est autorisée (théâtre, café, lieu de débat, etc.).
La politique commence lorsque le partage du sensible est mis en question, c'est-à-dire lorsqu'il devient comme tel à la fois le terrain et l'enjeu de la lutte. Autrement dit, une lutte devient politique lorsque des individus et des groupes ne revendiquent plus leur place et leur identité. Lorsqu'ils assument de devenir indiscernables, et par là même, tendanciellement ingérables, là où le pouvoir se caractérise toujours plus par un souci de gestion, de faire de toute activité, invention ou forme de vie un objet de gestion.
Dans la lutte des intermittents, quelques personnes ont commencé à dire:
"il ne s'agit pas des intermittents comme profession, il ne s'agit pas des privilèges dus à l'artiste, qui n'est pas le seul à avoir besoin de temps pour penser et inventer; il s'agit de ce qu'il y a de commun au-delà des métiers et des places; il s'agit de la situation commune qui nous est faite, et qui détermine l'existence d'une communauté de fait".
Alors, nous sommes dans un régime de parole et d'action qui tend à brouiller les principaux éléments de gestion du pouvoir, c'est-à-dire qu'un régime d'énonciation politique est apparu.
Dans le cas de cette lutte, le problème du partage du sensible prend une acuité nouvelle, puisque dans nos sociétés, c'est aux artistes que revient la tâche de mettre en travail la sensibilité, et de constituer ainsi ce qu'on pourrait appeler une communauté sensible.

La question est alors double:
1. Comment ce travail sur le sensible peut-il aboutir à des formes d'apparition politique nouvelle, qui puissent aller plus loin dans la mise en crise de la gestion normalisée, identitaire, du partage du sensible?

2. Comment pour autant ne pas recréer ce qu'il s'agit de contester, à savoir une distinction entre "les artistes" (ce qui n'indique qu'un statut social) et les autres (techniciens, profs, sympathisants, etc.)?

Dans le mouvement même des intermittents, ce n'est certes pas aux seuls artistes de la profession de s'approprier cette question du sensible; c'est à ceux qui y participent de trouver là l'occasion pour libérer l'invention de puissances d'apparition renouvelées.

Jacques Rancière,
6 juillet 2003.

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Mardi 16 décembre

Questions Critiques, 3/3 -

 Rencontre avec Jacques

Rancière


débat • 19h • entrée libre


La revue Mouvement propose une série de débats prolongeant le dossier de son numéro 49, consacré à la critique, en accueillant le philosophe Jacques Rancière : Jean-Marc Adolphe et Pierre-Yves Macé le questionneront, en particulier, sur son dernier ouvrage, Le Spectateur émancipé, paru en septembre aux éditions La Fabrique. Dans cet ouvrage où il propose aux spectateurs de se libérer de la critique pour se réapproprier l’aobjet artistique comme lieu de confrontation de points de vue, Jacques Rancière poursuit son entreprise de réhabilitation d’une certaine idée de l’utopie émancipatrice.


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