LA CHAIR DES MOTS
Avec l’Inconscient esthétique, Jacques Rancière propose une réflexion sur ce qu’est la pensée elle-même, à partir d’une " critique " de la théorie et de la pratique freudiennes.
Peut-on encore faire de la philosophie sans sortir de la philosophie ? Jacques Rancière fait partie de ces penseurs qui se sont construits dans le cadre rigide du courant structuralo-marxiste et qui tentent aujourd’hui, souvent avec bonheur, de s’en défaire, en accomplissant un mouvement de déterritorialisation, comme ces " langoustes qui se mettent à marcher en file au fond de l’eau ", ces " pèlerins ou ces chevaliers qui chevauchent une ligne de fuite céleste " dont parle Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? Un des événements de cette pensée, qui va de la Leçon d’Althusser, en 1974, à la Chair des mots, en 1998, en passant par une dizaine d’autres titres, se produit dans la rencontre à la fois sensible et intellectuelle avec le champ proprement artistique des ouvres picturales et littéraires, comme source d’une énergie nouvelle. La vie artistique ne constitue-t-elle pas en effet une voie d’expérimentation possible de cette utopie concrète, tant souhaitée et tant déçue au niveau politique, d’une communauté sans murs, où les individus créateurs seraient en même temps séparée et unis ?
Quoi qu’il en soit, puisqu’il n’est pas question d’annoncer ou d’attendre un avenir radieux de la pensée elle-même, Jacques Rancière provoque lui-même cette accélération du temps, en créant son propre espace de réflexion, avec sa géographie, ses points d’ancrage, ses déplacements, ses raccordements et ses disjonctions. L’Inconscient esthétique (1), issu de deux conférences données à Bruxelles en janvier 2000 dans le cadre de l’École de psychanalyse, est un très bon exemple de ce véritable patchwork qu’il a su composer au fil des années. On y retrouve ses préoccupations essentielles que sont l’écriture, la parole, le système de représentation, " la révolution esthétique ", les différents régimes de pensée de l’art et les différents statuts de pensée qui en découlent, les lieux de cette pensée que sont Vico, Cuvier, Schopenhauer, Nietzsche… Mais surtout, Rancière opère ici un formidable détour par la psychanalyse pour nous donner à sentir encore plus fortement ses propres concepts. Le dialogue entre la philosophie et l’esthétique devient ici un échange à trois, avec un nouveau partenaire, la psychanalyse, telle qu’elle fut inventée, pratiquée et théorisée par Freud lui-même. L’introduction de ce " corps étranger " permet au philosophe d’apporter de nouveaux éclairages sur ce qui change dans l’idée même de la pensée.
Toute la première partie de son étude est consacrée à la mise à jour de cet " inconscient esthétique ", qui prend alors successivement les noms de Zola, Maupassant, Balzac, Ibsen, Strindberg, Novalis et Maerterlinck, et qui s’affirme proprement comme le milieu de naissance de l’inconscient freudien. L’analyse d’Odipe est particulièrement stimulante, car elle montre que ce qui se joue à travers la lecture de cette tragédie grecque, ce n’est pas seulement l’aventure d’un personnage qui symbolise l’inceste transgressé et qui finit par se crever les yeux, mais c’est aussi une aventure intellectuelle qui ouvre de nouveaux liens entre la pensée et le corps, le savoir et le non-savoir, l’activité et la passivité. Ainsi, de Corneille et Voltaire qui ont donné une version édulcorée, vraisemblable et rationnelle d’Odipe, à Hölderlin, Hegel et Nietzsche, qui ont privilégié la dimension sauvage, existentielle et maladive du savoir d’Odipe, il y a un déplacement qui s’opère et que Rancière identifie comme une véritable révolution. C’est le passage du système classique de la représentation à un régime dit " esthétique ". Car, pour le philosophe, l’esthétique ne désigne pas la science ou la discipline qui s’occupe de l’art, mais un régime spécifique de pensée de l’art et une idée spécifique de la pensée qui lui est immanente. Ce qu’on peut retenir de cette révolution silencieuse, c’est l’affirmation suivante : " Il y a de la pensée qui ne pense pas, de la pensée à l’ouvre non seulement dans l’élément étranger de la non-pensée, mais dans la forme même de la non-pensée. Inversement, il y a de la non-pensée qui habite la pensée et lui donne une puissance spécifique. "
Freud a-t-il réellement eu conscience de cet " inconscient esthétique " porteur d’une pensée autre, " qui ne sait pas ce qu’elle sait, qui veut ce qu’elle ne veut pas, qui agit en pâtissant et qui parle par son mutisme " ? Dans la deuxième partie de son ouvrage, Rancière montre que, malgré l’appel puissant de Freud aux artistes dans toute son ouvre, l’inventeur de la psychanalyse est resté prisonnier de la vieille logique de la représentation et de l’enchaînement causal, réduisant ses analyses d’ouvres d’art à la recherche du secret et passant à côté de l’ordre figural et visuel inconscient de l’art. On retrouve ici les analyses de Jean-François Lyotard, qui évoquait déjà ce problème de l’aveuglement esthétique de Freud, trop attaché à repérer une position d’objet névrotique et incapable de supporter le dessaisissement, la passivité de l’artiste, pris tout entier dans " cette frappe du sublime qui fait triompher un pathos irréductible à tout logos "…
Nadia Pierre
(1) Jacques Rancière, l’Inconscient esthétique, Éditions Galilée, 80 pages, 92 francs.
Article paru
le 19 février 2001