Résumé du livre
En 1935, deux jeunes chercheurs débarquent dans une petite ville albanaise avec un magnétophone. Ils ont pour projet de recueillir les récits et chants traditionnels albanais, et d'étudier leurs rapports avec la poésie homérique.
Mais leur entreprise, pour innocente qu'elle paraisse, leur vaudra bien des aventures. Tandis que la femme du sous-préfet, en mal de mondanités et d'amourettes, organise une soirée de bienvenue, la police tâtillonne et (déjà) bureaucratique du roi Zog Ier entreprend de surveiller ces « espions ». Quant à la poésie des rhapsodes traditionnels, l'histoire l'a tant malmenée qu'il est bien difficile de savoir ce qui y surnage encore de l'héritage antique...
L'auteur du Général de l'armée morte mêle ici le picaresque à l'épique, et l'ambiance de roman policier à une réflexion sans cesse approfondie sur l'identité culturelle, l'éternel et l'éphémère en art.
Entretien avec l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré
Romancier, poète, journaliste, Ismaïl Kadaré a fui l’Albanie communiste au début des années 90 et s’est réfugié à Paris afin de pouvoir écrire en toute liberté. Publiés en français et en albanais par les éditions Fayard et longtemps interdits en Albanie, ses livres sont de magnifiques épopées qui plongent au cœur d’une identité albanaise tragique, déchirée entre l’Occident et l’Orient. Ecrivain « nobélisable », Kadaré accumule les honneurs en France : il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1996 et officier de la Légion d’honneur depuis peu.
Label France : Depuis la publication en 1962 de votre premier roman le Général de l’armée morte (Albin Michel, 1970), vous avez fait paraître une vingtaine de romans et plusieurs recueils de poésie. Dans cette œuvre littéraire prolifique, vous vous êtes fait à la fois historien et conteur des turbulences que traverse votre pays depuis la domination ottomane jusqu’à nos jours. Est-ce que vous vous définissez comme un écrivain politique ?
Ismaïl Kadaré : Je suis un écrivain tout court. L’écrivain politique n’existe pas, pas plus que l’écrivain historique ou l’écrivain policier. Ce sont tous des écrivains. Certains sont bons, d’autres mauvais !
LF : Vous n’aimez pas non plus que l’on vous étiquette comme un écrivain albanais ou balkanique.
Ces étiquettes n’ont pas de sens. Les écrivains sont tous issus d’un pays, d’une région, d’un continent, mais ils ne peuvent pas pour autant être réduits à leurs origines géographiques. Certes, mes romans sont campés dans une réalité géographique spécifique. Mais j’ai également traité de thèmes universels. Je ne crois pas avoir parlé de mon pays plus que ne l’ont fait Balzac, Goethe ou Tolstoï.
LF Comment êtes-vous arrivé à l’écriture ?
Par la lecture. J’ai lu Macbeth à l’âge de dix ans. C’était un ravissement au point que j’ai recopié toute la pièce à la main. Shakespeare est le plus grand écrivain du monde. Il est le plus complet de tous, plus visionnaire que les écrivains de l’Antiquité envers lesquels j’ai aussi une grande dette. C’est à l’âge de vingt-sept, vingt-huit ans que j’ai découvert la littérature grecque antique à proprement parler. J’ai été bouleversé par la modernité des tragédies d’Eschyle qui semblaient refléter mes préoccupations d’écrivain dissident face à un Etat totalitaire en plein XXe siècle.
LF : Les spécialistes ont aussi parlé de l’influence de la littérature française du XIXe siècle sur la forme de vos romans...
J’ai lu très tôt Balzac, Zola, Flaubert. Je me souviens d’avoir dévoré le Pont des soupirs [1] de Michel Zévaco. La littérature française était d’ailleurs très prisée en Albanie où il a longtemps existé une élite francophile très importante comme en Grèce ou en Roumanie. Les idées progressistes issues de la Révolution française ont joué un rôle prépondérant dans l’évolution des pays des Balkans. En Albanie aussi, l’intelligentsia a fait siennes les idées antiroyalistes qu’elle a appliquées contre l’empire ottoman. Mais les communistes ont supprimé le français dans les écoles pour le remplacer par le russe.
LF : A la fin des années 50, des études de lettres vous conduisent d’abord à Tirana et ensuite à l’Institut Gorki de Moscou. Est-ce pendant ce séjour à Moscou que vous prenez conscience de votre vocation d’écrivain ?
Quand je suis allé à Moscou, j’avais déjà conscience d’être un écrivain à part entière. J’avais publié des recueils de poèmes qui avaient connu un grand succès populaire. A Moscou, je me suis très vite rendu compte que j’en savais plus sur la littérature que mes professeurs. Ma vision de la littérature était beaucoup plus profonde, et plus juste que celle de ces bureaucrates de l’Institut Gorki, qui ergotaient savamment à longueur de journées sur les vertus du social-réalisme ; tout texte qui déviait tant soit peu de cette ligne officielle, était taxé de « décadentisme » et de morbidité.
C’est sans doute pour défier ce nouveau conformisme que j’ai commencé à écrire mon tout premier roman : la Ville sans enseignes, un roman, peuplé d’escrocs, de voyous, de prostituées atteintes de maladies vénériennes. Les personnages principaux sont trois étudiants albanais, ambitieux et sans scrupules. Ils falsifient un document historique. C’est un roman sombre, aux antipodes de la littérature socialiste. A mon retour en Albanie en 1962, j’en ai publié trente pages dans un journal. Les extraits publiés ont été immédiatement interdits. Mon éditeur français va le publier prochainement tel que je l’avais écrit en 1959. Je n’ai pas eu à changer un seul mot.
LF : Le rejet du réalisme est effectivement l’une des constantes de votre fiction. Dans vos récits, la frontière qui sépare le rationnel de l’irrationnel, le réel de l’onirique, le vécu du mythique est très mince et vous la franchissez avec une maestria féconde. Peut-on pour autant parler de « réalisme magique » [2] à la manière des Latino-Américains ?
Les Latino-Américains n’ont pas inventé le réalisme magique. Il a toujours existé dans la littérature. On ne peut pas imaginer la littérature mondiale sans cette dimension onirique. Peut-on expliquer la Divine comédie de Dante, ses visions de l’enfer sans en appeler au réalisme magique ? Ne retrouve-t-on pas le même phénomène dans Faust, dans la Tempête, dans Don Quichotte, dans les tragédies grecques où le ciel, la terre sont toujours entremêlés. Je suis stupéfait par la naïveté des universitaires qui croient que le réalisme magique est spécifique à l’imaginaire du XXe siècle !
LF : Une autre constante de votre œuvre, c’est la dénonciation du régime totalitaire d’Enver Hodja [1945-1985]. Vous avez dénoncé ses crimes, parfois ouvertement, parfois à travers des fables et des paraboles. Comment le régime a-t-il réagi à vos coups de griffe ?
Quatre de mes livres - le Concert (Fayard, 1989), le Palais des rêves (Fayard, 1990), le Monstre (Fayard, 1991), et Clair de Lune (Fayard, 1993) - ont été interdits par décret. Cela veut dire qu’on ne pouvait les trouver nulle part, ni dans le commerce, ni dans les rayons des bibliothèques. Certains autres étaient frappés d’une semi-interdiction, c’est-à-dire qu’on n’en parlait pas dans la presse, qu’on faisait comme s’ils n’avaient jamais été écrits. Le régime avait mis en place une stratégie très élaborée pour contenir les écrivains dissidents.
LF : En septembre 1990, vous quittez l’Albanie et demandez l’asile politique à la France. N’est-ce pas paradoxal que vous choisissiez de partir après la mort du tyran (décédé en 1985) et au moment où son successeur promet de libéraliser le régime ?
Certes, j’aurais pu quitter l’Albanie du vivant de Hodja. D’ailleurs, l’opportunité s’est présentée à deux reprises. Mais, partir à l’époque n’aurait servi à rien. Par contre, en 1990, lorsque j’ai finalement décidé de partir, la possibilité d’une ouverture démocratique existait réellement. J’étais convaincu que le pays avait besoin d’un choc pour sortir de ses ultimes blocages. Mon départ a justement servi de déclic. A peine deux mois après, les étudiants manifestaient dans les rues. L’opposition a redressé la tête. En 1992, les premières élections libres ont pu se tenir en Albanie.
LF : Pourquoi avez-vous choisi de venir vous installer en France ?
Parce que c’était le pays que je connaissais le mieux. Mes livres y ont été toujours accueillis avec beaucoup de chaleur bien qu’ils soient d’accès plutôt difficile. La France a toujours fait preuve d’une très grande ouverture à l’égard de la littérature albanaise. Pour moi, il était donc naturel que je vienne en France.
Propos recueillis par Tirthankar Chanda
Universitaire
Bibliographie
- Spiritus, éd. Fayard, Paris, 1996.
- Printemps albanais, Fayard, 1991.
- Le Dossier H, Fayard, 1989.
- Eschyle ou l’Eternel Perdant, Fayard, 1988.
- Avril brisé, Fayard, 1981.
- Les Tambours de la pluie, Hachette Littérature, Paris, 1972.
Depuis 1993, les éditions Fayard ont déjà publié cinq des dix volumes prévus des œuvres complètes de Kadaré.
[1] Littérature d’aventure très populaire au XIVe siècle.
[2] Principalement représenté par l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez.