Hal Foster s’inscrit dans la tradition américaine de la critique d’art initiée dans les années 1970 par les créateurs de la revue October (R. Krauss et B. Buchloh) - pour qui l’intérêt des textes critiques réside dans leur méthode - reposant sur une vision non idéaliste de l’histoire issue du Structuralisme et Poststructuralisme. Le Retour du réel constitue un recueil de textes et articles publiés en 1996 aux Etats-Unis [1] dont la démarche théorique consiste à éclairer le présent par le passé. Foster s’appuie ainsi sur des écrits théoriques (philosophiques, anthropologiques, linguistiques, historiques) qui eux-mêmes tentent d’éclairer leur temps présent à l’aide de leurs prédécesseurs. La citation faite de Foucault dès les premières pages nous permet de prendre la mesure de la nécessité selon lui du retour au passé considéré comme la manifestation du réel : « Dans » Qu’est-ce qu’un auteur « » - un texte écrit en 1969 alors que de tels retours abondent -, Michel Foucault évoque en passant Marx et Freud comme les « instaurateurs de discursivité » et se demande pourquoi, à certaines époques particulières, on ressent un tel besoin de revenir aux textes fondateurs du marxisme et de la psychanalyse, et d’y revenir, qui plus est, pour en produire une lecture rigoureuse [2]. ?
Cette importance donnée à la réactualisation du passé par le présent lui permet de développer sa théorie de l’après-coup - ici encore empruntée à un prédécesseurs, le même Sigmund Freud [3] - opérant ici une analogie avec l’apparition des avant-gardes : « suivant un relais complexe d’anticipation et de reconstruction » .
Il s’agit donc pour Foster de tenter une redéfinition de la notion d’avant-garde, de son émergence dans les années 1910-1920, communément appelée avant-garde historique jusqu’à ses formes les plus récentes, définies pour l’après-guerre, par le terme de néo- puis par celui de post-.
Pour se faire, Foster s’appuie sur Bürger [4] qui reste pour lui la référence sur cette question, tout en en dénonçant les limites [5] , se positionnant ainsi en deçà. Définissant l’avant-garde historique comme « une co-articulation cruciale des formes artistiques et politiques » [6].
Foster fait ainsi apparaître ses successeurs, les tenants de la Néo-avant-garde [7] , comme s’attachant ? à défaire cette co-articulation de l’art et du politique que travaillent le récit posthistorique de la néo-avant-garde ainsi que la notion éclectique du postmoderne. De là la nécessité de tracer de nouvelles généalogies pour l’avant-garde qui restituent la complexité de son passé et soutiennent son avenir. «
C’est le temps qui travaille chez Foster, qui fait apparaître, disparaître, réapparaître : » Un événement ne s’enregistre qu’à travers un autre qui le code ; nous en arrivons à n’être qui nous sommes que dans l’après coup [8]. « , ou encore » ce n’est qu’avec le moment du minimalisme que l’avant-garde est devenue clairement consciente d’elle-même. ? [9].
La notion de Temps induit celle de la distance, distance avec le référent, avec le sujet, avec l’Autre - culturel ou inconscient. Mais pour être efficiente, faut-il encore trouver la « bonne distance » .
Qu’il s’agisse de réactivation, de répétition, de distance, c’est le processus du passage qui est en jeu ici. Le plus important de tous étant décrit par Foster comme le passage du modernisme au postmodernisme, ou encore du sujet au texte [10] , puis passage du sujet individuel à l’autre culturel. Manifestation récente, significative de la fin du XXème siècle que Foster est le plus à même de décrire dans la mesure où cette notion d’autre culturel - issue des Cultural Studies - apparaît d’abord aux Etats-Unis.
Si Foster essaie de démontrer à travers la généalogie des néo-avant-gardes (du Pop Art et Minimalisme au Néo-géo en passant par Sherman et Kruger jusqu’aux signes marchandises de Koons) en quoi la répétition - qui n’est d’ailleurs pas simple reproduction - peut être encore porteuse de subversivité, c’est dans la posture de l’ethnographe que l’artiste semble encore avoir une chance de se substituer à celle de nostalgie du temps passé, et cela, avant même que ce temps ne soit passé [11] .
Les choses se passeraient-elles ailleurs ? Serait-ce le moment de réactualiser Baudrillard [12] « Même si, à priori, la position de Foster semble s’opposer à celle du Français, l’enjeu de l’auteur étant ainsi défini dès l’introduction : » Il s’agit d’un travail de déconstruction : redéfinir les termes de la culture et reprendre la main en politique ?, la question reste ouverte.
Le futur retour du passé nous apprendra s’il aura, avait, aurait eu raison ou pas.
++INFO++
Hal Foster, Le retour du réel, situation actuelle de l’avant-garde, La Lettre volée, Bruxelles, 2005.
Isbn : 2-87317-218-5
29 euros.
++Notes++
[1] Hal Foster, The Return of the Real, Massachusetts Institute of Technology, 1996.
[2] Hal Foster, Le retour du réel, situation actuelle de l’avant-garde, La lettre volée, Bruxelles, 2005, p. 24.
[3] « Chez Freud, un événement n’est appréhendé comme traumatisme qu’à travers un événement ultérieur qui le recode en différé, dans l’après-coup (Nachträglichkeit) » . In Hal Foster, op. cit., p.11 et ? Pour Freud, en particulier dans la lecture qu’en fait Lacan, la subjectivité n’est pas établie une fois pour toutes ; elle est structurée comme relais d’anticipations et de reconstructions d’évènements traumatiques. ? (...) Il faut toujours deux traumatismes pour faire un traumatisme. ?, p.57.
[4] Theory of the Avant-Garde, Minneapolis, University du Minnesota Press, 1984.
[5] Selon Foster, Bürger oblitère ? la dimension mimétique, celle par laquelle l’avant-garde mime le monde dégradé de la modernité capitaliste non pour s’en réclamer mais plutôt pour s’en moquer (...) il ne perçoit pas non plus la dimension utopiste par laquelle l’avant-garde propose ce qui ne peut pas être bien plus que ce qui peut être, à nouveau comme une critique de ce qui est. (...) Cela conduirait plutôt à définir ses attaques comme contextuelles et performatives à la fois. ?
[6] Hal Foster, op. cit., p. 30.
[7] ? artistes nord-américains et européens des années 1950 et 1960 qui reprirent des procédés avant-gardistes des années 1910 et 1920, tels que le collage et l’assemblage, le ready-made et la structure primaire, le monochrome et la sculpture construite. ? in Hal Foster, op. cit., p. 23
[8] In Hal Foster, op. cit., p. 57.
[9] In Hal Foster, op. cit., p. 84.
[10] Manifestation artistique du projet Dada de changer le langage (plus de quarante après son énonciation).
[11] Cf. Greil Marcus, « Aujourd’hui ne meurt jamais » in Mouvement, janvier-mars 2006, pp. 20-25, sur le « sens de la nostalgie ou un sens de la perte » .
[12] Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Galilée, Paris, 1981, p. 218. Sur l’association, faite à tort, entre les artistes postmodernes (de Peter Halley à Jeff Koons) à la pensée apolitique de Baudrillard voir : François Cusset, French Théorie, La Découverte/Poche, Paris, 2005, p. 254.
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Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l'avant-garde (1996), Bruxelles, La Lettre volée, coll. "Essais", 2005, 256 pages. |
Le Retour du réel, son premier ouvrage traduit en français, est constitué de sept textes qui analysent des phénomènes aussi cruciaux que l'interdépendance entre modernisme et postmodernisme, le rapport au réel et au cynisme de certains pans de l'art actuel ainsi que la question de l'altérité telle qu'elle s'est déployée ces dernières années.
Ce qui est remarquable est la manière dont Hal Foster parvient à réduire les décalages souvent problématiques entre l'esthétique philosophique et l'histoire de l'art. Grâce à cela, ses essais reviennent sur les contresens opérés par les récits évolutionnistes et sur la nécessité de pourfendre l'historicisme en tant que lecture faussée de l'art, plus particulièrement de celui des quarante dernières années. Quitte à faire appel à des savoirs philosophiques, anthropologiques, ethnographiques, psychanalytiques et sociologiques. C'est ainsi que Benjamin et Lacan sont sollicités pour déceler le rapport d'"après-coup" qui semble régir le passage de la modernité à la postmodernité. La seconde aura permis de mieux comprendre la première, dont elle reprend de nombreux modes opératoires biaisés et actualisés. Mais Foster ne s'arrête pas là, c'est à ce moment que son analyse critique intervient: pour dépasser certaines apories. Dans un essai plus récent (et inédit en français), Design and Crime, il en arrive à considérer le postmodernisme (dont Le Retour du réel nous dit déjà que "traité comme une mode, (il) est devenu 'démodé'") comme un "défaut post-historique de l'art contemporain, (qui) n'est pas une amélioration du vieux déterminisme historiciste de l'art moderniste". À ce dualisme entre deux modes obsolètes, Foster propose donc qu'on objecte désormais deux interrogations: "Qu'en est-il maintenant? Quoi d'autre?". Toute la démarche du théoricien pourrait se résumer dans ce qui mène à ces deux questions simples. Il ne s'agit alors nullement d'opérer une prescription (ce dont devraient convenir avec profit certains "historicistes" par dépit, tant dans l'histoire de l'art académique que dans la critique d'art institutionnelle), mais de nécessaires remises en perspective.
L'autre apport significatif du Retour du réel est d'ausculter les réceptions phénoménologiques de l'art minimal, lesquelles auront caché certains enjeux de ce courant. Il est tout aussi éclairant que l'essai réfléchisse à une importation de la réflexion engagée par Julia Kristeva sur l'abjection en littérature (d'ailleurs il semblerait bien que depuis peu le débat dans les arts visuels commence à s'engager autour de cette problématique). Le seul regret est celui qu'Hal Foster englobe de manière pour le moins controversable le structura-lisme français (d'ailleurs généralement appelé "poststructuralisme" outre-Atlantique) dans une généralisation de l'"après" qui en ferait le pendant théorique des néo-avant-gardes (notamment le pop art et l'art minimal). Or la pensée qui s'est construite dans les années 1960 est certainement loin de partager certains traits de ces courants artistiques et aura sans doute été un cas à part de radicalité, évoluant à l'écart de l'opposition modernité/postmodernité telle qu'elle s'est polarisée dans d'autres champs.
Toujours est-il qu'entendre, en conclusion du Retour du réel, réaffirmer le rôle de la critique d'art en tant que jugement de valeur "actif", c'est-à-dire "distinctif" et surtout "utile", est loin d'être un des moindres apports d'Hal Foster.
실재의 귀환
할 포스터 지음, 이영욱 외 옮김 / 경성대학교출판부 / 2003년 8월