En 1985, le réalisateur Philip Gröning demande l’autorisation de filmer dans le monastère de la Grande Chartreuse. Quatorze ans plus tard, il reçoit enfin un coup de téléphone : le tournage peut commencer.












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Philip Gröning a réussi ce dont beaucoup rêvaient : son premier documentaire long métrage, « Le Grand Silence », a remporté le Prix du cinéma européen. Partant du principe radical qui consiste à ne pas avoir d’idées préconçues avant le début du tournage, mais de tout laisser venir à soi, ce réalisateur de 48 ans a produit un film unique en son genre. Avec des images magnifiques, il nous raconte, au rythme des prières et des saisons, la vie humble des moines de la Grande Chartreuse, en France. Pour Philip Gröning, le séjour dans ce monastère n’avait pas qu’une visée cinématographique : il répondait aussi à une aspiration personnelle. À l’occasion de la première diffusion de ce documentaire à la télévision, dans le cadre du cycle « Cinéma et religion », ARTE Magazine s’est entretenu avec le réalisateur sur la vie dans le monastère du silence, situé près de Grenoble, et sur le sens de la religion.

ARTE : Monsieur Gröning, comment se passe un tournage dans un monastère ?
Philip Gröning : J’ai vécu comme les moines, dans une cellule. Toutes les deux heures, une cloche appelait à la prière et interrompait toute activité. J’ai assisté aux messes nocturnes et, bien entendu, je ne devais pas parler aux moines. Le travail dans un monastère est avant tout un travail sur la perception de soi, et sur le temps qui passe.

Les chartreux ont fait vœu de silence. Comment avez-vous vécu l’absence de parole ?
Le silence n’est vraiment pas un problème. En revanche, ce qui est beaucoup plus difficile à surmonter, c’est la solitude. Dans les ordres cartusiens, on vit comme un ermite, au sein d’une communauté d’ermites : 90 % du temps, les moines sont seuls dans leur cellule ou sont ensemble à l’église, où ils chantent les messes. Mais là non plus, personne ne se parle. Un sentiment de tristesse se dégage tout d’abord de cette solitude. Et puis, la perception change, la tristesse se dissipe et cède la place à une grande sérénité. Cette transition est difficile.











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La vie monastique vous a-t-elle changé ?
Le silence, la répétitivité des journées et aussi le recueillement font percevoir les détails avec beaucoup plus d’acuité. De même, on sent qu’il y a quelque chose qui règne sur ce monde, quelque chose de bienveillant, qui nous « porte ». C’est très beau. Malheureusement, on ne peut pas conserver durablement ce sentiment. Il disparaît dans la vie de tous les jours. Depuis, j’essaie sans cesse de le retrouver.

Comment s’est passé le retour au quotidien ?
Après avoir quitté le monastère, je me suis aperçu que notre société était imprégnée par la peur. Ce n’est pas, comme je l’avais toujours cru, la soif d’argent. Celle-ci n’est qu’un masque qui dissimule une peur fondamentale. Reçoit-on suffisamment d’attention, fait-on tout comme il faut, parvient-on à relever les défis que nous lance la vie ?
Chacun a une idée bien précise de ce qu’il attend de son métier, de sa vie amoureuse et de ses enfants. Après mon séjour dans le monastère, j’ai vraiment eu du mal à prendre au sérieux notre monde où les gens parlent pour ne rien dire. Je m’ennuyais tellement que je me demandais : « Puisque les gens parlent, pourquoi ne parlent-ils pas vraiment ? » J’ai tout à coup ressenti le mutisme dans lequel nous vivons comme beaucoup plus radical et brutal que le silence dans le monastère.

Comment vous est venue l’idée de tourner à la Grande Chartreuse ?
Philip Gröning : Au départ, il n’était pas du tout question de ce monastère là. Il s’agissait de tourner un film sur un ordre monastique respectant la règle du silence, et ce silence devait dominer dans le film. L’idée m’est venue après mon premier court métrage et l’agitation que j’ai connue par la suite dans les festivals. Je me suis soudain aperçu que cela m’éloignait beaucoup de mon travail. J’ai donc pensé que passer trois mois dans un monastère qui respecte la règle du silence me ferait du bien. Et comme je suis réalisateur, je me devais d’en faire un film.

Êtes-vous pieux ?
Philip Gröning : J’entretiens une relation complexe et épisodique avec la religion. J’ai grandi dans les années soixante, à l’époque où le catholicisme parlait essentiellement de péché, de culpabilité et de contrition. Il était donc intéressant de découvrir, à travers la vie monastique, un aspect lumineux du christianisme. La trilogie péché-culpabilité-contrition ne joue ici qu’un rôle secondaire. Il s’agit bien davantage d’effort sur soi, de salut et, surtout, de grâce. Ce que je prenais pour ma religion était en quelque sorte un malentendu.

Pensez-vous que la religion soit aujourd’hui encore un sujet important ?
Philip Gröning : Je ne sais pas ce qui est important pour les gens aujourd’hui. Mais je pense que beaucoup se sont éloignés de la religion. J’ai le sentiment que le temps est considéré par la plupart comme un intervalle (le chemin jusqu’au métro, jusqu’au bureau). Tous ces espaces temporels sont pourtant des temps de vie, mais ils sont perçus comme une transition, comme du temps entre les moments où l’on vit vraiment. Or, l’espace intérieur, où la religion peut se développer, l’espace pour les questions sur soi, est bien là et reste souvent vide. C’est ici que la religion retrouve son importance, en tant qu’espace intérieur et en tant qu’espace de rencontre.

Propos recueillis par Christiane Wächter

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