" Vous êtes ainsi, je suis autrement "

Article paru dans "Die Weltwoche" du 5 septembre 2002
Traduction : K. Berger;V. Santahuhta;L. Fortuzi

Temple Grandin est autiste. Tout ce qui est humain lui est étranger, mais elle a un don exceptionnel pour comprendre les animaux. Don auquel elle doit sa remarquable carrière de scientifique.
(de Stefan Scheytt)


Un enclos au Colorado ; une femme de grande taille est couchée sur le dos dans la poussière. Son corps imposant semble détendu ; seule sa tête est fermement tournée vers l'arrière. Elle se tient ainsi, presque immobile, fixant de ses yeux bleus mi-clos le troupeau de boeufs qui l'entoure. Les animaux se tiennent à distance, la tête baissée, les yeux au loin, grattant des sabots. Lentement, ils forment un demi-cercle allant toujours en se rétrécissant. Toujours plus petit. Jusqu'à ce que la femme sente leurs souffles chauds sur son visage, leurs langues rugueuses sur ses mains et leur gueules humides qui happent délicatement ses habits. " Maintenant, je suis chez moi " murmure-t-elle.

Cette femme s'appelle Temple Grandin, a 53 ans, est propriétaire d'une entreprise de conseil sur les conditions d'élevage des animaux, elle est également professeur en sciences animales de l'université de Fort Collins, Colorado.
Et elle est autiste !
Temple Grandin explique souvent son handicap par une comparaison : " Mon cerveau est un ordinateur avec une mémoire de 1000 gigabytes contenant des millions d'images ; comme Rain Man, qui peut réciter par cœur l'annuaire. Mais mon processeur est un vieux Intel 286… trop d'entrées provoquent le chaos ".


Conseillère de Dustin Hoffmann

Lorsque je rencontre Temple Grandin dans un Hotel d'Atlanta, elle est dans la file d'attente à la réception. Elle me serre mollement la main; pas de " Comment s'est passé le vol ? " pas de smalltalk, elle reste là, muette et absente. Parfois son regard fixe se tourne dans ma direction sans pour autant se poser sur moi, ni par méfiance ni par inquiétude, juste par indifférence. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain au congrès où elle doit parler d'autisme.
Une salle basse à l'air confiné, 500 parents, enseignants, psychologues sont là. Wayne Gilpin, qui publie des livres sur l'autisme et organise des congrès, est assis à côté de moi. " Quand j'invite Temple Grandin comme intervenante, ça ne peut pas foirer, c'est une star ", chuchote-t-il. " Elle vient d'être reçue au " Woman's Museum ", ses livres se vendent très bien. Saviez-vous qu'avant de tourner " Rain Man ", Dustin Hoffmann s'est renseigné auprès d'elle ? "
Grandin se tient à l'avant, une main sur le micro, le pouce de l'autre main nonchalamment coincé dans sa ceinture - une posture masculine. Elle porte des bottes de cow-boy, des jeans, une chemise de western et des cornes de bœuf incrustées dans la boucle de sa ceinture. Elle attend patiemment que les murmures s'arrêtent, repousse brusquement ses cheveux en arrière et dit : " La nuit dernière, dans ma chambre d'hôtel, ça puait la pisse de chat ". Elle s'ébroue, tord son visage comme un clown et attend que cessent les rires des auditeurs, surpris. " Et le parfum que l'hôtel y a répendu pour masquer cette odeur…", dit-elle encore, souriant à la perspective de la chute : " ne sentait pas bien meilleur ".
Ensuite, elle raconte son histoire. Comment elle était tourmentée par les bruits, le contact physique et les odeurs qui pénétraient son système nerveux cent fois plus fort que la normale, comment elle se refusait à tout baiser, à tout câlin maternel, criait, mordait, griffait, perdant complètement le contrôle d'elle-même, parce que ses sous-vêtements lui faisaient l'effet d'être en papier de verre. " Je me battais constamment contre des lions. La sonnerie du téléphone était pour mes oreilles comme la fraise du dentiste qui atteint le nerf, je détestais les robes parce que mes cuisses frottaient alors l'une contre l'autre et les cris des enfants lors d'une fête d'anniversaire étaient une véritable torture ".
Grandin parle vite, fort et sans reprendre son souffle. Sa voix parfois se fausse, elle va et vient, gesticule, agite l'index. " Quand de telles impressions me terrassaient, je terrorisais ma famille par de véritables explosions. Je devenais un animal sauvage incontrôlable. Parfois, je barbouillais les murs de mes excréments ".
C'est à trois ans et demi seulement qu' elle se met à parler, entendant à peine les consonnes. Sa mère parle très distinctement, disant : " b-b-ballon " et " ch-ch-chat ". Mais quand elle comprend enfin le mot, acoustiquement, elle n'en comprend pas pour autant le sens, jusqu'à ce que sa mère lui tende un ballon à sa hauteur et lui montre l'image d'un chat.
Grandin peut décoder les notions imagées, mais les notions abstraites comme " faire " ou " être " sont aussi énigmatique pour elle que les généralisations : elle reconnaît tout de suite tous les chats et chiens du voisinage. Elle a enregistré une image précise de chacun d'eux dans sa tête. Mais pour pouvoir distinguer un chat d'un chien, Grandin doit à chaque fois construire un système compliqué fait de formes de nez, de hauteur d'épaules, de longueur de poil, de sons et d'odeurs. " C'est seulement ainsi que je pouvais déduire qu'un Pékinois au nez retroussé n'est pas un chat angora. Et inversement ".
La jungle des codes et signaux émotionnels dont se servent les gens pour exprimer leurs émotions est également impénétrable pour elle. Grandin n'a pas de clef pour comprendre leurs mimiques, les nuances d'intonation de leur voix, le langage de leur corps. " Qu'on puisse exprimer quelque chose à travers le regard, je l'ai appris dans un livre, lorsque j'étais déjà une jeune femme. Être autiste, c'est comme être derrière une vitre : je vois les gens, mais je vis séparée d'eux". Tout comme elle apprendrait une langue étrangère, elle doit apprendre comment donner la main, qu'on ne doit pas crier sur les autres, et que les larmes chez quelqu'un veulent dire qu'il est blessé. Souvent elle commet inconsciemment des " fautes contre le système ". " C'est totalement illogique, mais quand on commet ces " fautes ", on peut attirer plus d'agressivité sur soi que si on dévalisait une banque ! "
Pour ces gens qui fonctionnent avec des règles si curieuses et utilisent des mots si vides de sens, ces gens dont elle ne supporte pas le moindre contact physique, ressenti comme une torture et qui exigent d'être tout le temps en contact visuel - pour ces gens-là, la petite Temple n'éprouve aucun intérêt. Pour supporter le monde, elle préfère rester seule dans sa chambre, accroupie, se balançant, étudiant les boucles du tapis ; ou à la plage, absorbée par le sable dans ses mains suivant le cheminement de chaque grain le long de ses doigts.
Pas un raclement de gorge ni un toussotement dans la salle, seul le ronflement du ventilateur rompt le silence. C'est comme si les auditeurs se demandaient comment cette femme a bien pu aller à l'école puis au collège, a pu faire son doctorat, créer une entreprise, être nommée professeure et a pu faire son chemin dans la vie - jusqu'à cet hôtel, où les auditeurs la contemplent comme un miracle. Grandin remercie brièvement ses auditeurs et regagne son pupitre, où elle est tout de suite entourée de personnes la harcelant de questions, quémandant un autographe.
Quand plus tard, dans le taxi nous ramenant à l'aéroport, je lui demande comment elle supporte ces situations, elle me parle de sa première conférence : " J'avais entre vingt et trente ans et je n'ai pas pu dire un seul mot. Je me suis tout simplement enfuie, laissant les gens assis là. J'ai fini par apprendre à supporter cela. Etre autiste signifie devoir toujours apprendre. Un jour, ma mère m'a dit : " Nous avons maintenant appris à conduire l'auto, à faire le chemin jusqu'au supermarché, ainsi qu'à payer. Aujourd'hui, tu iras seule ". J'ai éclaté en sanglots et je me suis rebiffée. Mais j'y suis quand même allée et ça a marché. "
Son père voulait mettre Temple dans un foyer, comme les médecins recommandaient de le faire dans les années cinquante. Mais sa mère l'a gardée à la maison et donc dans le monde des non-autistes. Elle a engagé une jeune fille au pair, qui s'occupait de Temple toute la journée, l'a envoyée suivre une thérapie orthophonique et l'a inscrite à l'école ordinaire. " Ma mère ne voulait pas de prise en charge spécialisée pour moi. À table, on ne me permettait pas de jouer avec les couverts ou de me balancer sur ma chaise, pas plus qu'à mes frères et sœurs d'ailleurs. Après le repas de midi, ma mère me laissait être autiste une heure, puis elle me ramenait dans ce monde.

Spécialiste de l'abattage " humain "

Il ne reste plus que 10 minutes jusqu'à l'aéroport, mais Grandin sort son téléphone portable de son sac, écoute les messages sur le répondeur automatique de son entreprise au Colorado et rappelle l'un après l'autre ses correspondants. Grandin connaît tous les grands éleveurs de bétail du sud-ouest des Etats-Unis et presque tout le monde dans l'industrie de la viande la connaît, elle. Elle élabore l'infrastructure de ranches, de stations de chargement et d'abattoirs - y compris des chaînes où 400 bœufs, sans qu'ils se doutent de rien, sont conduits chaque heure sans stress à l'abattoir. Plus de la moitié des bœufs des USA et du Canada passent par les installations de Grandin.
Quand elle parle d' " abattage humain " ou d'" élevage animal sans stress ", les éleveurs, vétérinaires et industriels de la viande viennent par centaines. Vers elle, la dirigeante d'entreprise, l'autiste.
Enfant, Temple Grandin n'a pas encore de relation particulière avec les animaux. Comme pour les autres filles, l'après-midi d'équitation est le point culminant de la semaine. Quand elle est menacée d'exclusion parce que, pendant ses crises de colère, elle bat les autres élèves, elle apprend désormais à se contrôler. À une"Journée des animaux domestiques ", elle n'apporte pas comme ses camarades son Retriever ou son chat - mais elle-même. Déguisée et maquillée en chien, elle déambule dans l'école une matinée entière à quatre pattes, aboyant, faisant le beau et s'allongeant nonchalamment sur le sol de la salle de classe.

Une phénoménale mémoire visuelle

C'est à quinze ans seulement, dans le ranch d'une tante en Arizona, qu'elle se découvre une affinité avec les bœufs. Ils passent leur vie si fonctionnelle dans les immenses pâturages d'une ferme américaine, et restent des animaux timides et craintifs. " Ce sont des proies typiques, qui scrutent sans arrêt le large horizon, toujours prêts à fuir " dit Grandin. La veste d'un cow-boy sur la clôture, un gobelet en papier sur le sol, un véhicule prêt à partir, un bruit de chaînes, le scintillement d'un rétroviseur - pour eux, le plus petit changement signifie " danger " et peut provoquer un accès de panique. " Ce sont des animaux très visuels, qui pensent en images, comme moi. Ils sont guidés comme moi par des émotions simples, mais intenses. Ils peuvent ressentir une petite tape comme le grondement du tonnerre, tout comme chez moi un attouchement inattendu provoque un frisson à travers tout le corps. Je sais comment ils ressentent la panique. Je veux qu'ils puissent vivre sans peur, jusqu'au dernier moment ". Comment elle y réussit paraît banal et incroyable en même temps : " J'ai une image dans ma tête de chaque clôture, de chaque rampe, de chaque boulon que j'ai tenu dans ma main.

De ces images, je crée des vidéos, que je combine avec d'autres. Ainsi naissent toutes les installations et je leur fais passer un test dans ma tête. Je peux les survoler, y faire parcourir une vache, les examiner par le bas, par le côté.
Mon cerveau travaille comme un programme informatique de " Jurassic Park ". Je peux aussi me représenter différentes races sous différentes conditions climatiques. Je corrige ainsi les erreurs avant le premier coup de pioche ". Elle prend pour la dernière fois sa règle et son crayon et copie son plan sur une feuille de papier.

Le soir, à Detroit, une limousine attend à l'aéroport. Sur la pancarte de la fenêtre est écrit : " Dr. Temple Grandin " . Elle doit se rendre à son prochain congrès, à Holland, dans le Michigan. Trois heures de route. " Que faites-vous à Holland ? " demande le chauffeur de taxi. " Je vais parler d'autisme ". Le chauffeur l'interroge du regard à travers le rétroviseur. " Un peu comme Rain Man " murmure Grandin, avant de se plonger dans la lecture du Wall Street Journal et du New York Times. Soudain elle s'interrompt. Elle suit depuis plusieurs semaines le scandale de la firme Firestone, dont les pneus sont en rapport avec des douzaines d'accidents mortels. Elle perd son calme devant l'attitude de la direction. Grandin parle fort, comme si elle s'adressait à 200 personnes : " Ils doivent ouvrir leur usine aux médias, reconnaître leurs fautes et expliquer ce qu'ils vont faire pour s'améliorer. Au lieu de cela, ils se replient sur leur fierté, leur vanité, leur soif de pouvoir et remettent ainsi en jeu l'existence de toute l'entreprise. Je ne comprends pas les émotions compliquées des non-autistes ".
Une demi-heure plus tard, elle raconte cette histoire encore une fois, identique au détail prêt à la première version. Ensuite une troisième et une quatrième fois, et encore une autre fois pendant le souper à l'hôtel. Pendant que je nous commande du vin, Grandin parle à nouveau des " fautes contre le système " : " Quand je conduis trop vite, c'est illégal, mais ce n'est pas aussi grave que si je tenais mes conférences toute nue. Tu comprends cela ? Moi pas. "
Elle ricane, boit, glousse, parle de plus en plus fort. À la table voisine, on tend l'oreille, le sommelier sourit d'un air contraint. Grandin ne remarque rien de tout cela, parle de nouveau de la pisse de chat dans sa chambre d'hôtel et comment elle a une fois levé le majeur devant un cow-boy. " Enfant, je voulais toujours cracher sur un buffet-salade depuis le balcon ". Le serveur demande si nous désirons payer. Elle titube un peu en retournant dans sa chambre d'hôtel. J'ai un mauvais sentiment à propos du vin. Que peut-il se passer si cela interfère avec ses antidépresseurs ? Dois-je appeler un médecin ? Frapper à sa porte ?

La gêne lui est étrangère

Le jour suivant, nous montons dans le bus conduisant à l'aéroport, où un pilote et une stewardess sont déjà assis. Le logo " Northwest " est inscrit sur leurs valises. Grandin, à haute voix et comme toujours sans retenue, raconte comment on se moque de " Northwest " en l'appelant " Northworst " à cause de la mauvaise qualité du personnel. Le pilote se met en colère devant ces " ragots de bonne femme " et dit qu'il va demander à l'aéroport de lui faire une réservation chez une autre compagnie d'aviation. Grandin le calme en présentant ses plus plates excuses. Elle ne semble pas être embarrassée pour autant.
Temple Grandin voyage environ 300 jours par an, d'un congrès sur l'autisme à un symposium d'éleveurs. Elle entretient peu de contacts avec ses frères et sœurs et sa mère, qui vivent sur la côte Est. Ses relations se résument à son milieu professionnel. Grandin vit comme des millions d'Américains, des hommes pour la plupart, qui n'ont pas de place pour la famille et les relations dans leur vie. Des hommes comme son père, courtier sur la côte Est, qui était un père supportable tant que ses quatre enfants ne le dérangeaient pas pendant la lecture des pages boursières et qui a divorcé lorsqu'elle avait 14 ans. " Papa n'était pas un type sociable, il avait des traits autistiques, s'acharnant sur un détail, et éclatant tout de suite, quand quelque chose n'allait pas. Ou alors Einstein : un génie, mais les humains l'indifféraient. Et les millions de fans d'ordinateur, qui passent leur vie devant les écrans, penses-tu que ce sont des adeptes de la vie familiale ou émotionnelle? "

Trente-six fois la même histoire

Pour Grandin, il y a un " continuum autistique " : à un bout on trouve les programmeurs, scientifiques et autres ingénieurs, dont la pédanterie ne serait autre que l'expression de leur angoisse de quitter leur petit monde d'autiste ; c'est à l'autre bout du continuum qu'on la trouve, elle, l'autiste de haut niveau. Une femme qui a réussi à transformer le côté maladif de son handicap en une tâche, un métier et donne des conférences sur elle-même et sur les bœufs.
Quand en fin de semaine elle revient dans dans son appartement, sis dans une maison jumelée non loin de l'université de Fort Collins, elle est assise du matin au soir dans son bureau entre des montagnes de papiers et rédige des articles scientifiques, des livres spécialisés, des exposés sur l'élevage des animaux. De sa table, elle voit sa collection de cartes de congrès à son nom. Derrière elle, une distinction: " Femme de l'année en agriculture, 1999".
En voyant sa salle de séjour, on pense qu'elle vient d'emménager : pas de journal, pas de tasse à café, un sapin de Noël saupoudré de neige artificielle dans un coin. " Je suis mon travail " - elle prononce cette phrase au moins trente fois durant mon séjour. Et elle raconte une trente-sixième fois l'histoire des caves de l'université inondées où des centaines de livres ont été détruits il y a des années, et sa peur de voir les auteurs effacés avec leurs livres, car il ne resterait rien d'eux. Parfois dit-elle, elle pleure à cause de cela.
Nous entrons dans sa chambre à coucher. À côté de son lit étroit se trouve un appareil fait de cuir, de bois contre-plaqué et de métal. " Ma machine à serrer " dit Grandin, " certains l'appellent la machine à câlins ". Elle dit cela sans le ressentir comme une violation de son intimité et présente l'appareil avec le même sérieux, qu'elle aurait en présentant un article tiré du magazine Science. Elle enclenche le compresseur, se faufile à plat ventre entre des coussins en cuir disposés en forme de V, pose le menton sur un support et, étirant son bras, actionne de la main un levier. L'air comprimé siffle, les coussins de cuir se resserrent lentement et enserrent son corps, des épaules jusqu'aux genoux. " Je peux régler moi-même la pression, parfois forte, parfois faible, parfois continue, parfois intermittente. Ensuite je me sens soulagée et détendue. Vous autres non-autistes vous ressentez cela dans vos relations. Veux-tu essayer la machine ? "

Grattage de l'arrière-train qui détend

A 15 ans, dans la ferme de sa tante, Temple a pu observer comment on retenait les bœufs dans le box en métal pour les marquer ou les vacciner et comment, tout en se cabrant violemment au début, ils se résignaient tout d'un coup à cette situation et se calmaient aussitôt. Temple est entrée elle-même dans le box à quatre pattes et a ressenti ce qu'elle avait déjà vécu, enfant, sous une montagne de coussins et de couvertures : une stimulation et une détente en même temps, un contact solide, qu'elle pouvait supporter et savourer sans peur. Alors elle s'est construit son propre appareil.
Interrogez Grandin sur l'amour et le sexe, et elle répondra objectivement, comme toujours. " Je n'ai jamais eu de partenaire ni de relations sexuelles, je n'ai jamais été amoureuse. Ce sujet ne m'a jamais intéressée. " Elle dit cela comme d'autres diraient que le baseball ou la physique atomique les ennuient. Quand dans un avion elle se trouve à côté d'un couple qui roucoule, elle les observe avec la curiosité d'un scientifique venant d'une autre planète : " Je suis ainsi, vous êtes autrement. Je n'ai jamais compris quel était le problème de Roméo et Juliette ".


Le jour suivant, je comprends ce qu'elle voulait dire. Nous rendons visite à Mark Deesing, un ancien maréchal ferrant, actuellement entraîneur de chevaux et qui apporte son aide dans l'entreprise de Grandin. Il est une de ses rares amis - une fois par semaine, il cuisine pour elle dans sa petite ferme aux environs de Fort Collins. " Temple sait murmurer à l'oreille des animaux ", dit Mark, " mais elle n'en fait pas tout un show mystérieux. Grâce à Temple, j'ai appris à décortiquer mes chevaux. J'analyse chacun de leurs mouvements : comment ils bougent leurs oreilles et leur queue, quelle partie de leur corps ils me montrent, quels sons ils émettent .

Je fais de même avec leur environnement : est-ce qu'une auto inconnue se trouve dans la propriété, est-ce que je porte une nouvelle after-shave ou suis-je de mauvaise humeur, est-ce que le ventilateur de l'écurie fait un bruit différent ? Quand on peut percevoir tout cela, on comprend mieux les animaux. "
Ensuite, Deesing nous présente ses chevaux. Ils ont l'habitude de présenter leur arrière-train à chaque visiteur, afin de se le faire gratter. Pour la première fois, je vois les yeux de Temple briller, son visage se détendre, comme un enfant plongé dans son jeu.
Pendant de longues minutes, elle gratouille les animaux, se réjouit intérieurement sans dire un mot. Si elle devait parler maintenant, elle dirait qu'il est bien plus facile de comprendre les animaux, de comprendre leurs signes clairs et simples, sans intentions cachées.
Vivre parmi les humains demande à Grandin un effort surhumain et un grand contrôle d'elle-même. " Je peux me comporter en société, dit-elle, mais c'est comme si je jouais dans une pièce de théâtre ". Une pièce dont le scénario et les rôles restent impénétrables pour elle. Elle raconte comment on se moquait d'elle à l'école, en la traitant d'enregistreur à cassettes à cause de sa tendance obsessionnelle à la répétition - et elle raconte cette même histoire trois fois dans la même heure ; elle peut formuler des phrases qui font rire les autres, mais chez elle-même, les blagues et l'ironie ne provoquent aucune réaction. Six jours durant, elle me montre sa vie avec la même rigueur que si elle était son propre objet d'étude. Mais pendant tout ce temps, aucune familiarité ne s'installe entre nous, jamais elle ne me pose une seule question.
Nous nous tenons dans son bureau, à l'université, une affiche de " Mars Pathfinder " émerge entre les amas de papiers. Je voudrais la prendre dans mes bras pour lui dire adieu. Mais alors, elle ne trouve pas le moyen d'en finir. Elle sort l'un après l'autre des articles sur les bœufs, toute une pile qu'elle me met dans les bras. J'aurais aimé qu'elle l'ait fait pour cacher quelque émotion.

Copyright © Stefan Scheytt

http://autisme.ch/index.php?page=Grandin


댓글(0) 먼댓글(0) 좋아요(0)
좋아요
북마크하기찜하기